La longue marche vers la sortie des énergies fossiles

  Pour l’heure, la plupart des observateurs de la scène énergétique mondiale dressent un bilan plutôt mitigé de l’application par les gouvernements de l’accord de Paris sur le climat conclu à l’issue de la Cop 21 en 2015 (maintenir dans une fourchette de 1,5- 2°C l’élévation de la température moyenne de l’atmosphère de la planète entre le début de l’âge industriel et la fin de ce siècle). On constate ainsi que si les émissions de CO2 avaient plafonné entre 2014 et 2016, elles avaient repris leur croissance en 2017 (+ 1,5%). Le plateau observé s’expliquait certes par une croissance de la production électrique par des filières renouvelables mais aussi et surtout par un net refroidissement de l’économie de la Chine, notamment de sa production d’électricité et d’acier (J. Tollefson, « Carbon’s future in black and white », Nature, vol. 556, 26 April 2018, www.nature.com). Les dernières statistiques publiées par Eurostat révèlent que les émissions de CO2 de l’UE y ont également augmenté en 2017 : 1,8% avec de grandes différences selon les pays (baisse de 3% au Royaume-Uni, de près de 6% en Finlande et au Danemark,  quasi stagnation en Allemagne, hausse de 3,2 % pour la France, forte hausse en Bulgarie, en Espagne et au Portugal). La reprise de la croissance des émissions mondiales serait due à une plus forte croissance économique de la Chine et de sa consommation de charbon en 2017 (+3,5% au premier semestre), celle de l’Inde ayant également fortement crue. On observe, en revanche, que les Etats-Unis ont sensiblement diminué leurs émissions de CO2 depuis 2005 (-13%) en développant leur production électrique par des filières renouvelables et en remplaçant des centrales thermiques au charbon par des centrales à gaz, une énergie fossile qu’ils produisent en abondance en exploitant le gaz de schiste sur une grande échelle. Quoi qu’il en soit, la plupart des experts doutent que la planète soit engagée sur la voie d’une transition énergétique permettant d’atteindre les objectifs de la Cop 21.

Alors que faire ? Dans un rapport récent l’Agence Internationale pour les Energies Renouvelables (IRENA) a invité les gouvernements à amplifier leurs efforts pour sortir des énergies carbonées et publie une feuille de route pour atteindre cet objectif (IRENA, Global energy transformation, a road map to 2050, April 2018, www.irena.org). Selon ce rapport, le budget carbone dont nous disposerions pour limiter le réchauffement climatique à 2°C serait dépassé dans vingt ans mais, ce constat fait, les experts de l’Irena estiment qu’en s’appuyant sur les deux piliers de la transition énergétique que sont l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables, les pays signataires de la convention de l’ONU sur le climat devraient être capables d’accélérer leurs efforts pour limiter le réchauffement climatique. Leur vision optimiste s’appuie sur le bilan des investissements réalisés dans les filières d’énergies renouvelables, en 2017, la puissance électrique installée dans ces secteurs a atteint un record : 137 GW au total dont 94 GW de solaire et 47 GW d’éolien soit une progression de 8,3% par rapport à 2016. Il est utile de rappeler que la disponibilité de ces filières, ou leur facteur de charge, est plus faible que celle des filières classiques (13% pour le solaire et 25 % pour l’éolien en France, la disponibilité des centrales solaires est évidemment supérieur à Masdar  près d’Abu Dhabi dans les Emirats Arabes Unis où se trouve le siège de l’Irena…). La feuille de route de l’Irena fixe des objectifs très ambitieux à l’horizon 2050 : un mix énergétique primaire mondial avec deux tiers d’énergies renouvelables (15% en 2015), et un doublement de la consommation d’électricité assurée à 85% par des filières renouvelables, avec un fort développement de l’utilisation de l’électricité dans les transports. L’effort d’investissements en faveur des énergies à bas carbone et de l’efficacité énergétique sera évidemment considérable, il devrait être supérieur d’un tiers à l’effort prévu par les politiques actuelles pour assurer la transition énergétique soit au total 120 000 milliards de dollars (en partie compensés par des économies dans le secteur des énergies fossiles notamment) ce qui représente environ 2% du PIB mondial annuel. De façon très optimiste, l’Irena « prévoit » que tous ces investissements se traduiraient par la création nette de 11 millions d’emplois d’ici 2050, notamment dans les secteurs des filières renouvelables et de l’efficacité énergétique.

Dans la panoplie des mesures gouvernementales qui ont pour objectif de freiner l’utilisation des énergies fossiles figurent notamment la taxation des émissions de CO2 et la suppression des subventions accordées par certains pays aux énergies fossiles. Ce sont deux sujets qui fâchent et que n’aborde pas d’ailleurs l’Irena dans sa feuille de route. On est loin, en effet, d’avoir trouvé un accord international dans ces deux domaines, en particulier pour le premier. De nombreux pays subventionnent la production et surtout la consommation des énergies fossiles (le charbon, le pétrole et le gaz) dans le but de diminuer le coût social de l’énergie (en abaissent le prix des carburants en-dessous de celui de celui du marché). Selon l’AIE, ces subventions mondiales s’élevaient, en 2015, à 325 milliards de dollars (le pétrole en représentant 44 %) mais elles avaient fortement chuté (500 milliards de dollars en 2014) après la chute du cours du baril. Depuis plusieurs années déjà, de nombreux experts, dont ceux de l’AIE, ont incité les gouvernements à éliminer progressivement ces subventions, estimant qu’elles incitent à consommer des énergies fossiles émettrices de CO2. Or l’incidence d’une telle mesure sur la réduction mondiale des émissions de CO2, supposée a priori importante, est remise en cause par une étude parue récemment dans la revue Nature (J. Jewell, « Limited emission reductions from fuel subsidy removal except in energy-exporting regions », Nature, vol. 554, 8 February 2018, p. 229, www.nature.com, cf. aussi P.P. Papon, «  Subventions des énergies fossiles et climat », Futuribles, No 424, mai-juin 2018, www.futuribles.com ). Cette étude internationale, a été réalisée par quatorze laboratoires à l’aide de cinq modèles (avec deux fourchettes pour le cours du pétrole) afin de déterminer l’impact sur les émissions de CO2 de l’élimination totale des subventions aux énergies fossiles, et son incidence sur l’évolution du mix énergétique primaire dans les principales régions de la planète, à l’horizon 2030. Elle révèle qu’elle n’aurait qu’un impact très limité d’une part sur la demande globale d’énergie (une diminution de 1 à 4% selon les régions), et d’autre part sur les émissions de CO2 (une réduction de 1 à 4% également), sauf pour les régions exportatrices, notamment les pays du Golfe (la hausse des prix du pétrole à la consommation inciterait à des économies). Par ailleurs elle n’aurait qu’une incidence très faible sur l’augmentation de la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique mondial (environ 2%). Autrement dit, il faut manier avec prudence l’arme fiscale et budgétaire pour lutter contre le réchauffement climatique, même s’il serait logique de tenir compte du coût environnemental global de l’utilisation des énergies carbonées comme le souligne d’ailleurs l’Irena dans sa feuille de route.

L’Irena, comme de nombreux experts notamment ceux du GIEC, tirent avec raison la sonnette d’alarme à propos des engagements internationaux sur le climat, un bilan en sera d’ailleurs fait en décembre à Katowice en Pologne lors de la Cop 24. Il faut certainement forcer la marche mais aussi tenir compte des leçons de l’Histoire. L’historien de l’énergie, Vaclav Smil (auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’énergie dont ses remarquable Energy in world history paru en 1994, et Energy and civilization, un livre de chevet de Bill Gates…) le rappelle avec force dans une interview récente dans Science (P.Voosen « The realist », Science, vol 359, No 6382, 23 March 2018, p. 1320, www.sciencemag.org ). L’histoire de l’énergie a été marquée par plusieurs transitions qui toutes se sont étalées sur de nombreuses décennies (celle du charbon a commencé vers 1800 et celui-ci n’a connu son pic de consommation que vers 1920, la « vague » du pétrole s’est amorcée vers 1880 et son fameux pic toutes ressources confondues, souvent annoncé, est à peine atteint …). V. Smil souligne que les énergies renouvelables sont peu concentrées (elles fournissent moins de kWh/m2 que les autres filières) et qu’il va falloir mobiliser d’importantes surfaces au sol pour les mettre en œuvre (l’éolien off-shore pose moins de problème de ce point de vue…). V. Smil tempère son pessimisme en misant sur une plus grande efficacité énergétique de l’économie et en espérant une rupture technique, une innovation radicale (il y en a eu plusieurs dans l’histoire de l’énergie), pour le stockage de l’électricité.

L’indéniable montée en puissance des énergies renouvelables peut et doit inciter à l’optimisme mais il faut être conscient que la sortie des énergies carbonée sera une « longue marche » qui n’attiendra son objectif qu’au prix d’un grand effort de recherche, d’innovation, et d’investissements, d’une mobilisation de l’opinion et d’un volontarisme politique capable de soutenir la transition énergétique dans toutes ses dimensions à l’échelle mondiale.


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