Energie et géopolitique : vers une nouvelle donne?

Dans son dernier rapport annuel, le World Energy Outlook 2017 (IEA, novembre 2017 www.iea.org ) l’Agence Internationale de l’Energie (AIE), fait l’hypothèse, à l’aide de son scénario central (dit New policies, il ne permettrait pas d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris) d’un net ralentissement de la croissance de la demande mondiale d’énergie primaire : elle ne croîtrait que de 2% par an (elle baisserait en Europe et très légèrement aux Etats-Unis et croitrait fortement en Asie, de près de 50%, et en Afrique). La consommation de charbon atteindrait un plateau vers 2040 tandis que la croissance de la demande de pétrole faiblirait après 2025, celle du gaz, en revanche, resterait élevée. Quant aux énergies non carbonées, leur croissance serait très forte : près de  50 %  pour le nucléaire, 80% pour les filières renouvelables (leur coût baisserait fortement), la demande d’électricité croissant de  60 %. Le bilan CO2 de ce scénario n’est pas bon puisque les émissions associées aux filières énergétiques continueraient à croître jusqu’en 2040. Un scénario « Développement durable », plus volontariste permettrait d’atteindre les objectifs de la COP 21 (limiter le réchauffement climatique à au maximum 2°C), les émissions de CO2 chutant très fortement vers 2020 avec la consommation de charbon, il suppose une croissante plus forte des énergies renouvelables (avec une croissance très rapide des véhicules électriques). Ce scénario permettrait d’atteindre les objectifs de l’Agenda 2030 de l’ONU : l’accès universel de tous les habitants de la planète à une énergie moderne (aujourd’hui 1,1 milliard d’habitants d’entre eux n’ont pas l’électricité). L’AIE considère que le développement des énergies renouvelables (elles assureraient 40% de la production électrique en 2040 dans le scénario central et 63% dans le scénario volontariste), avec l’amélioration de l’efficacité énergétique, est la clé la décarbonisation de l’énergie.

  Sur ces bases, on peut faire un pronostic : pendant ce demi-siècle (2000-2050), le centre de gravité  de la géopolitique mondiale de l’énergie se déplacera de l’Occident vers l’Asie. En effet si, en 1990, plus de la moitié (57%) de la demande mondiale d’énergie primaire émanait des pays développés, ceux de l’OCDE, les pays asiatiques (hors Japon) et du Moyen-Orient n’en représentaient que 20%, à l’horizon 2050 la situation s’inverserait, les pays de l’OCDE consommeraient 30 % de l’énergie mondiale et les pays asiatiques la moitié. Ce basculement traduirait la montée en puissance à la fois des économies asiatiques qui accompagnera leur croissance démographique (celle de l’Inde notamment) et celle de leur capacité technique et industrielle. Selon l’AIE, plusieurs indicateurs sont des marqueurs de cette évolution géopolitique: –  la production d’électricité augmenterait de 70% en Chine qui décuplerait d’ici 2040 sa production électrique par des filières renouvelables (solaire et éolienne) et quintuplerait celle d’électricité nucléaire – l’Inde triplerait, à l’horizon 2040, sa production électrique et multiplierait par un facteur 12 sa production d’électricité par le solaire et l’éolien (elle part, il est vrai, de très bas) – les pays de l’OCDE  se contenteraient  de n’augmenter que d’à peine 20% leur production d’électricité  et de doubler leur production par les filières renouvelables (éolien et solaire), celle d’origine nucléaire diminuant légèrement. Il faut compléter ce futur panorama mondial en observant que les Etats-Unis et la Russie resteront d’importants producteurs de pétrole et de gaz (les Etats-Unis grâce au pétrole et au gaz de schiste, ceux-ci vont devenir des exportateurs majeurs de gaz notamment sous forme de GNL), les pays de l’OPEP assurant la moitié de la production mondiale en 2040.

Les scénarios de l’AIE, comme ceux d’autres organismes internationaux, dessinent un changement de « décor » progressif de la scène géopolitique mondiale à l’horizon du demi-siècle. Les rôles du pétrole et du gaz seront probablement moins déterminants même si le gaz    restera, selon l’AIE, une énergie « pour toutes les saisons » dont la demande croîtrait de 45% d’ici 2040, tirée par la consommation des pays en développement (cf. la carte des gisements mondiaux de gaz de schiste source EIA). La géopolitique du gaz restera très probablement un élément important de la donne énergétique mondiale, en particulier en Europe avec le rôle qu’y joue la Russie dont les exportations de gaz par gazoduc sont au cœur de sa stratégie industrielle et politique en Europe (cf. les analyses de Thierry Bros sur La géopolitique du gaz russe, vecteur de pouvoir et enjeu économique, les Carnets de de l’Observatoire, Paris/Moscou 2017 et  Thierry Bros, « Le gaz, l’énergie fossile la plus propre et « en même temps » une des plus politisées en Europe » Le monde de l’énergie le 30.01.2018, www.lemondedelenergie.com ).  

Les pays émergents d’Asie, la Chine et l’Inde notamment, ainsi que le Japon sans doute, joueront un rôle clé dans la transition vers une énergie à bas carbone. « Quand la Chine change, tout change », affirme l’AIE dans son World Energy Outlook 2017 dont les indicateurs montrent les évolutions en cours. Ses dirigeants veulent lancer une « révolution énergétique » en développant à la fois les énergies renouvelables (l’hydraulique, le solaire, l’éolien et la bioénergie) et la filière nucléaire, un ambitieux objectif (cf. Pierre Papon, « La Chine est-elle engagée dans une « révolution énergétique ?», Futuribles Vigie, www.futuribles.com, et Le monde de l’énergie, www.lemondedelenergie.com,  janvier 2018). La Chine compte être présente dans toutes les nouvelles technologies énergétiques qui seront le fer de lance de ses exportations et se désengager progressivement du charbon (cf. photo.). Sa « révolution énergétique » est un produit d’exportation qui empruntera, notamment, la « nouvelle route de la soie ». Elle est déjà un acteur majeur sur le marché mondial des énergies renouvelables et le leader mondial des exportations des panneaux solaires (une capacité de 20 GW exportée) et bien placée sur celui des éoliennes et des centrales utilisant la bioénergie.  Il en va de même pour le nucléaire dont elle espère devenir le leader mondial, damant ainsi le pion à la France  avec laquelle est engagée, via EDF, dans la construction de la centrale de Hinkley Point en Grande Bretagne. Elle affiche enfin des objectifs très ambitieux pour la voiture électrique (elle assurait 43% de la production mondiale en 2016) et la production de batteries (le quart de la production mondiale des batteries lithium ion).

La montée en puissance des énergies renouvelables, notamment le solaire et l’éolien, introduit un nouveau degré de liberté dans les stratégies énergétiques. En effet, aucun pays n’a de droit de propriété sur les énergies solaires et éoliennes dont l’exploitation est totalement délocalisée. L’Arabie saoudite a de l’énergie solaire à revendre mais elle ne pèsera pas sur les marchés des énergies renouvelables. Toutefois, la politique industrielle de la Chine incite à la réflexion. En effet, elle s’appuie sur une stratégie minière :  elle  a un quasi-monopole de la production mondiale de terres rares (des métaux « critiques » pour les énergies renouvelables) et elle a pris des participations dans des mines de lithium (notamment celle de Greenbushes en Australie, ABC Net, Kathryn Diss, “Car industry revolution fuels Western Australia’s lithium boom” www.abc.net.au/news/…lithium-revolution…mining ). Elle montre, s’il en était besoin, que le développement des énergies renouvelables aura, très probablement, une dimension géopolitique si l’on tient compte de la nécessité de couvrir les besoins en métaux des filières solaires, éoliennes et des batteries: terres rares (comme le dysprosium et le néodyme entrant dans la composition d’alliages métalliques pour fabriquer des aimants de turbines et des moteurs de voitures électrique), le lithium pour les batteries, le cobalt, le platine pour les piles à combustible. Même si un recyclage des métaux critiques est envisageable, les pays qui seraient en situation de monopole bénéficieraient d’un avantage stratégique. Une politique minière s’imposera donc et elle est rarement prise en compte.

Observons, enfin, que si plusieurs scénarios énergétiques prévoient un fort développement de l’énergie nucléaire, on ne peut raisonnablement possible l’envisager que si d’une part les réacteurs et leur combustible remplissent des conditions strictes de sûreté et d’autre part les risques de prolifération des techniques et des combustibles pour des usages militaires sont évités. Ceci suppose une  extension du mandat de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) de Vienne afin qu’elle puisse contrôler la sûreté des nouveaux réacteurs avant leur mise en service et l’application des règles imposées par le TNP comme le prévoit l’accord sur le nucléaire iranien, signé à Vienne en 2015 qui est un succès du multilatéralisme que conteste, aujourd’hui, le président D. Trump. Le nucléaire restera une dimension importante de la géopolitique de l’énergie.

Dans ce nouveau contexte de la géopolitique de l’énergie, deux inconnues majeures demeurent aujourd’hui: la place de l’Afrique et celle de l’Europe. L’Afrique sub-saharienne qui n’est pas dépourvue de ressources énergétiques, renouvelables et fossiles, ne parviendra pas à assurer l’accès de toute sa population à une énergie « moderne » à bref délai, y parviendra-t-elle en 2050 ? Elle ne pourra atteindre cet objectif que si elle est capable de mobiliser des capitaux sur des projets ambitieux pour construire des infrastructures énergétiques à l’échelle locale et régionale. Quant à l’Union Européenne qui est confrontée périodiquement au dilemme que lui pose son indépendance énergétique (en 2016 elle importait 54% de son énergie),  elle n’est pas encore parvenue à définir une politique énergétique commune pour garantir la sécurité de ses approvisionnements énergétiques et mobiliser ses atouts scientifiques, techniques et industriels sur tous les fronts de la transition énergétique (des énergies renouvelables au nucléaire en passant par l’efficacité énergétique), la Berezina de l’industrie solaire européenne est une illustration de cette carence politique. Cette mobilisation est une urgence pour l’Europe.

 

 


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