Transition énergétique: les villes peuvent-elles être « smart »?

   L’avenir des villes est souvent évoqué, du moins dans les pays développés, à travers la vision futuriste des « smart cities », villes sobres en énergie, mais les réflexions sur la transition énergétique prennent rarement en compte la complexité des questions urbaines. On doit partir d’un simple constat : si la part de la population mondiale urbanisée a franchi le cap des 50% en 2008, nous serons 60% d’urbains en 2030 et les deux tiers, au minimum,  des 10 milliards d’habitants de la planète seront urbanisés en 2050 (cf. Sueur, J-P., Rapport sur les villes du futur, Délégation sénatoriale à la prospective, Sénat, 2011, www.senat.fr). Des megapoles comme Londres, New-York, Paris, Pékin et Tokyo,  sont des gouffres d’énergie consommée dans les transports embouteillés et les immeubles, résidences et bureaux ; les 600 villes les plus peuplées ne représentent que le quart de la population de la planète mais elles contribuent à 60% de son PIB. On assiste partout dans le monde au développement du « périurbain », une extension des banlieues proches d’axes routiers où sont construites des zones résidentielles et aménagés des grands complexes commerciaux à l’urbanisme anarchique. Les habitants des banlieues, en Europe et en Amérique du Nord, sont contraints d’utiliser l’automobile pour se rendre à leur travail, ou faire leurs courses dans des zones commerciales hors des villes, ce qui est une source de consommation d’énergie. On constate ainsi dans la plupart des pays développés, les déplacements locaux représentent 65% des kilomètres parcourus par des automobiles et 70 % des consommations de carburants.

   Quel sera le rapport de la ville du futur à l’énergie ? Les pays les plus développés, en Europe, en Amérique du Nord ainsi que le Japon, envisageront sans doute des villes « post-carbone », ou mieux encore des « villes frugales » dont la consommation d’énergie serait maîtrisée dans les transports et les bâtiments (cf. Haëntjens, J. La ville frugale, Limoges, Editions FYP, 2011. La société post-carbone, numéro spécial Futuribles, no 392, Janvier- Février 2013, www.futuribles.com)  En France, en 2014, la consommation d’énergie dans les transports représentait 32% de la consommation finale d’énergie et celle dans les bâtiments 42%. Dans un rapport récent le Commissariat général au développement durable (Repenser les villes dans la société post-carbone www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/ED119) souligne que les villes de demain, en France et en Europe, devront diviser par trois ou quatre leurs émissions de gaz à effet de serre et être autonomes par rapport au pétrole et s’adapter à un réchauffement climatique de 2 à 4° C d’ici la fin du siècle. Les villes des pays industrialisés concentrent les deux tiers des consommations énergétiques et des émissions de gaz à effet de serre. Ce rapport propose six scénarios pour les villes du futur qui vont de « l’attentisme intelligent » (qui n’est pas viable) à une « urbanité sobre » qui implique un basculement des valeurs qui implique une reconquête des espaces publics avec une grande qualité des services publics. Ceci suppose une action sur l’espace et dans le temps.

Une politique volontariste des transports publics et d’urbanisme devrait certes permettre de parvenir d’ici 2050-2060 à diminuer la consommation d’énergie dans les villes d’ici 2050-2060, mais elle représente un véritable défi car l’essentiel du parc immobilier des villes européennes de 2050 est déjà construit (en Europe, le parc construit chaque année représente en moyenne 1% du parc existant). La ville post-carbone suppose une diminution continue et forte de la consommation d’énergie fossile mais les grandes villes européennes disposent de peu d’espaces libres pour construire des ensembles immobiliers qui seraient autonomes en énergie. Qui est plus est, le coût financier d’une politique de rénovation thermique des bâtiments telle qu’elle est prévue dans la loi sur la transition énergétique en France (500 000  bâtiments rénovés par an) sera élevé (de 10 à 15 milliards € par an, cf. IDDRI SciencesPo, A. Rüdinger, Comment financer la transition énergétique ?www.iddri.org). Un urbanisme « intelligent » dans les villes moyennes et les banlieues des grandes villes suppose un politique des transports publics ainsi qu’une électrification à grande échelle du transport automobile qui demandera des investissements importants.  

En fait, le vrai débat sur la possibilité de concevoir et réaliser des « villes frugales » en énergie compatibles avec la transition énergétique, concerne en priorité l’Afrique et l’Asie où se multiplient les grandes concentrations urbaines comme au Nigeria et en Chine. Une étude récente de la Banque mondiale sur la croissance urbaine en Asie orientale (analysée par Vinh Yann dans Futuribles Vigie, mars 2015, www.futuribles.com) montre que la superficie urbaine est passée dans cette région de 106 000 km2 à 135 00 km2 entre 2000 et 2010, en Chine la population urbaine est passée de 346 millions à 477 millions sur la même période. Ce rapport identifie 869 zones urbaines de plus de 100 000 habitants en Asie orientale, avec huit mégapoles de plus de dix millions d’habitants, et leur nombre ira en croissant. Les zones urbaines sont celles où les revenus par habitant sont les plus élevés et, on peut le présumer, la ???????????????????????????????consommation d’énergie également. La fragmentation administrative (sept préfectures pour le Grand Tokyo et huit départements pour le Grand Paris !) ne facilite pas la planification urbaine en relation avec une politique d’économie d’énergie. L’urbanisation rapide de l’Afrique pose également un grave problème (la photo représente un bidonville à Nairobi, Ch. Lüthi, qui travaille sur les questions sanitaires dans les villes  africaines ETH, Zurich) ; 45% de la population de l’Afrique est aujourd’hui urbanisée, et alors qu’elle comptera au minimum 2 milliards d’habitants en 2050 sa population urbaine doublera, il en ira sans doute de même en Inde d’ailleurs. Comment maîtrisera-ton la consommation d’énergie d’une ville comme Lagos qui pourrait atteindre 40 millions d’habitants en 2050 ?

On peut affirmer que la maîtrise des consommations énergétiques des villes d’Asie et d’Afrique, et sans doute d’Amérique latine, est un véritable défi pour la transition énergétique. En effet, le pouvoir d’attraction des villes sur les populations rurales provoquera inévitablement une augmentation de la demande d’énergie par habitant. La ville moderne suscite l’augmentation de la demande d’électricité et de carburants pour les transports, l’énergie améliorant, il est vrai, les conditions de vie. Le parc automobile mondial, utilisé majoritairement pour des déplacements urbains et péri-urbains, a dépassé le milliard d’unités en 2010, il en compte aujourd’hui près de 1,5 milliard et pourrait atteindre les trois milliards en 2050 (au-delà d’une certaine limite, l’accroissement du nombre de véhicules conduirait à la congestion totale de la circulation et à des mesures de régulation….). En admettant que chaque nouvel urbain dans le monde consommerait 2 tep par an en moyenne à l’horizon 2050 (le chiffre de 2 tep est celui de la consommation d’énergie primaire par habitant en Chine, en 2011, un pays encore fortement rural) on peut estimer qu’une augmentation de la population urbaine mondiale de 2,5 milliards, vraisemblable d’ici 2050 par migration ou accroissement naturel, se traduirait mécaniquement par une augmentation de la consommation d’énergie de 5 Gtep ce qui est loin d’être négligeable. Les consommations d’énergie dans les  zones rurales en Afrique et en Asie sont encore faibles, les populations n’ayant souvent pas accès à l’électricité. Une urbanisation avec des consommations d’énergie au standard chinois des années 2010 représenterait un progrès considérable des niveaux de vie mais pèserait sur la consommation mondiale d’énergie.Ce chiffre, qui n’est qu’une hypothèse, montre bien l’ampleur du défi de la transition énergétique pour les villes.

Plusieurs villes européennes (Fribourg, en Allemagne, Stockholm, Bristol et Grenoble par exemple) ont été les pionnières d’un urbanisme à « bas carbone ». Celui-ci suppose une politique territoriale pour trouver un bon équilibre entre les villes grandes et moyennes – une concentration excessive des populations dans les mégapoles conduisant inéluctablement à gaspiller l’énergie – avec un minimum de planification, notamment en Afrique et en Asie. Le rôle de la ville ne changera pas, elle restera un moteur de l’histoire, mais il sera impératif de l’aménager ou  la construire afin qu’elle préserve les ressources de la planète, en particulier l’énergie.

 


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