Crise ukrainienne: quelle indépendance énergétique pour l’Europe?

La crise ukrainienne met en évidence une fois de plus la vulnérabilité de l’Europe occidentale et orientale en matière d’énergie. Quelques chiffres concernant le gaz naturel sont assez révélateurs (cf. EIA, www.eia.org).  Si l’on considère l’ensemble formé par  l’UE, la Suisse, la Norvège, la Turquie et les pays des Balkans qui n’appartiennent pas à l’UE, ces pays ont consommé 18,7 Tcf (Tera pieds cubes) de gaz en 2013, soit environ 450 Mtep,  qui provenait pour 30% de la Russie ; cette dépendance varie beaucoup d’un pays européen à un autre (les approvisionnements en gaz de la France sont relativement bien équilibrés (15 % provenant de Russie) alors que ceux de l’Allemagne le sont beaucoup moins). Une bonne moitié de ce gaz transite par l’Ukraine (ce qui représente 16 % de la consommation européenne de gaz) via deux gazoducs importants l’un est le bien nommé « Brotherhood » (Fraternité, les Russes ne manquent pas d’humour !), l’autre « Union » (Soyouz en russe). La dépendance vis-à-vis du transit en Ukraine était bien plus forte (80 % des importations venant de Russie) avant la mise en service du gazoduc Nord Stream en 2011 qui court-circuite l’Ukraine en reliant directement par la Baltique la Russie à l’Allemagne (la société qui gère le gazoduc est présidée par l’ancien chancelier allemand G. Schröder). Un troisième gazoduc trans-balkanique en construction, South Stream, alimentera en gaz, sans passer par l’Ukraine, la Turquie et les pays des Balkans (un autre gazoduc alimente aussi en gaz la Pologne et l’Europe occidentale à travers la Bielorussie). Ce n’est donc pas seulement le contenu des tuyaux (le gaz) qui est stratégique mais leur trajet…Bien entendu le volume des importations varie avec les saisons, elles sont deux fois plus fortes pendant les journées d’hiver qu’en été, l’hiver ayant été relativement doux en Europe cette année, les importations ont été plus faibles. La Russie a déjà joué sur ce facteur climatique dans le passé pour couper ses livraisons de gaz à l’Ukraine et dans une certaine mesure à la Pologne en hiver. Les Etats baltes et la Finlande  sont quant à eux totalement dépendants des importations de gaz russe.

On peut facilement compléter ce tableau de la dépendance énergétique de l’Europe. S’agissant du pétrole, par exemple, l’UE à 27 importait, en 2010, près de 35% de son pétrole de Russie mais l’Europe ne dépend pas évidemment que de la Russie. L’Algérie, le Nigeria et la Qatar sont aussi des gros fournisseurs de gaz à l’Europe (et bien sûr la Norvège qui n’appartient pas à l’UE, (cf., BP Statistical review of World Energy 2013, www.bp.com). La dépendance énergétique globale de l’UE, en 2010,  était de 55% (elle importait 55% de son énergie).

La crise ukrainienne ne fait que révéler, une fois plus, la dépendance énergétique de l’Europe qui a évidemment une incidence politique sérieuse. La Russie n’a certes aucun intérêt à interrompre ses livraisons de gaz ou de pétrole à l’Europe car ses revenus pétroliers et gaziers alimentent massivement son budget, mais force est de constater qu’elle a bien été obligée de doser avec soin ses ripostes politiques à l’annexion de la Crimée (les Etats-Unis ont fait de même d’ailleurs mais pour d’autres raisons) qui sont, pour l’heure limitées (l’Allemagne et la Pologne sont  probablement les plus vulnérables). Plusieurs alternatives ont été évoquées pour réduire la dépendance vis-à-vis de la Russie, en particulier la possibilité d’importer du gaz de schiste américain. Cette solution ne manque pas de sel dans la mesure où l’éventualité d’exploiter des gisements de gaz de schiste e Europe est très souvent critiquée. Rappelons que l’euphorie gazière qui a cours aux États-Unis se situe dans un contexte mondial où l’on s’attend, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), à une croissance de la demande mondiale de gaz (cf. AIE, World Energy Outlook 2013, www.aie.org ), tirée par les pays asiatiques mais aussi par la perspective d’un remplacement du charbon par le gaz naturel dans les centrales électriques thermiques. Forts de leur avantage gazier (la photo représente un chantier d’exploitation d’un gisement de gaz de schiste aux USA), les États-Unis envisagent de développer fortement leurs exportations de gaz d’ici 2020 (ils exportent aujourd’hui du gaz vers le Mexique et le Canada par gazoducs, et ils ont exporté de faibles quantités de gaz naturel liquéfié, GNL, vers le Japon à partir de l’Alaska, cf. P. Papon, « Le gaz de schiste : mythe et réalité », Futuribles, No 399, p. 81, mars-avril 2014, www.futuribles.com). gaz_de_schiste_site_forageL’exportation de gaz de schiste américain vers l’Europe suppose des investissements importants car elle ne peut se faire que par méthaniers et elle impose la construction de terminaux GNL (plusieurs sont en construction, chacun représentant un investissement de l’ordre de 10 milliards de dollars). Cette solution n’est probablement  pas viable sur une grande échelle et, de plus, le prix du gaz (très bas aux USA) serait de toute façon élevé du fait du transport. On observera que les Etats-Unis  qui substituent partiellement le gaz de schiste au charbon dans leurs centrales thermiques, ont augmenté leurs exportations de charbon vers l’Europe, notamment en Allemagne….Dans son discours aux européens prononcé le 26 mars à Bruxelles le président Obama a d’ailleurs adressé une mise en garde aux Européens « Vous ne pouvez pas compter seulement sur l’énergie des autres , même  si cela a un coup au plan politique ». Autrement dit « aidez vous et le ciel vous aidera »  mais ne comptez pas toujours sur l’oncle d’Amérique…

Il n’est pas nécessaire d’épiloguer plus longtemps, car la « crise » ukrainienne n’est qu’une manifestation de plus de l’incapacité de l’Europe à définir une politique énergétique. La crise de Suez en 1956 avait déjà été un signal. A l’époque, la France et l’Angleterre avaient voulu répondre à la nationalisation du canal de Suez par l’Egypte du colonel Nasser en occupant le canal, ce qui s’était terminé par un fiasco politique total doublé d’un blocage partiel des approvisionnements en pétrole de l’Europe. L’Europe continentale avait tenté de réagir en misant sur l’énergie nucléaire comme un moyen de limiter sa dépendance énergétique en créant l’Euratom par le traité de Rome en 1957, ce ne fut pas un succès…Depuis lors l’Europe de l’énergie se cherche (elle a connu toutefois un succès avec la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, la CECA, créée en 1951, on misait encore sur le charbon abondant en Europe…) ; il ne faut pas oublier non plus que l’énergie a joué un rôle important pendant la guerre de 1914 qui fut la première guerre « mécanisée », tous les belligérants (France, Allemagne et Royaume-Uni) ayant besoin de pétrole pour leurs opérations militaires. L’Europe voudrait être un modèle de sobriété énergétique, en limitant drastiquement sa consommation d’énergie carbonée qui a un impact sur le climat ce qui est positif, même si les émissions européennes de CO2 ont une incidence de plus en plus faible sur l’évolution du climat mondial, mais elle devrait aussi s’inquiéter de son indépendance énergétique ce que font des pays comme les Etats-Unis (une raison de leur intérêt pour le gaz de schiste), la Chine et le Japon qui ont des stratégies énergétiques. Nous avons évoqué à plusieurs reprises cette question de la stratégie européenne et au risque de décliner un inventaire à la Prévert, rappelons simplement quelques-uns des points de passage « obligés » : – des lignes directrices communes pour les politiques d’approvisionnement en hydrocarbures – des réserves stratégiques – une politique cohérente de construction de gazoducs et une interconnexion des réseaux électriques – des moyens de stockage de l’électricité – des expertises communes des filières en particulier les énergies renouvelables via la R&D – un effort vigoureux de R&D sur l’efficacité énergétique, le stockage de l’électricité et les filières du futur y compris le nucléaire.

La transition énergétique dont on débat en France est une opération de longue haleine qui s’étalera sans doute sur au moins trois ou quatre décennies. Bien des événements pourront survenir pendant toutes ces années et l’Europe serait bien avisée de réaliser que cette transition énergétique ne sera pas un long fleuve tranquille et qu’elle devrait se préparer à mieux garantir son indépendance énergétique.

 


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