La transition énergétique en questions: durée, intensité énergétique, recherche et innovation

    Le débat sur la transition énergétique est engagé en France, comme dans la plupart des pays développés, mais avons-nous une vision claire de ce que représente une transition ? De façon générale elle se manifeste par un changement lent ou brutal, qui se déroule pendant une période où un « système » soumis à des contraintes subit des ruptures qui peuvent le déstabiliser avant qu’il ne retrouve un nouvel état d’équilibre (que symbolise le montage compliqué de Tinguely à la une!). Dans le cas de l’énergie, ce système peut être l’ensemble des filières énergétiques d’une époque, par exemple au XVIIIe  siècle où le bois, l’hydraulique, l’éolien (les moulins) pesaient très fort dans le mix énergétique tandis que le charbon commençait sa montée en puissance. Avec une lorgnette d’historien, on constate que l’homme a constamment cherché à diversifier ses ressources énergétiques : dans l’Antiquité, le bois et la force travail des esclaves étaient les seules ressources d’énergie, au Moyen-Age, l’hydraulique et les moulins à vent, des  innovations importées d’Orient, ont complété le bois de chauffe dont le charbon a pris progressivement le relais au XVIIIe et XIXe siècles, etc. Les historiens de l’énergie ont souvent montré (voir par exemple, le livre récent de C. Bonneuil et J-B. Fressoz « L’événement anthropocène », Le Seuil, Paris, 2013) que si la planète a déjà connu des transitions énergétiques, elle n’a pas été véritablement confrontée à « Une » transition énergétique car, quoi que l’on dise, l’introduction d’une nouvelle filière énergétique a toujours pris du temps. energie_heure_des_choix_chapitre_2_photo_locolomobileAinsi la machine à vapeur, un véritable changement de paradigme technique puisque, pour la première fois, on produisait du travail à partir de la chaleur, a provoqué une révolution technique puis industrielle qui s’est étalée sur près d’un siècle (la photo est celle du premier tracteur agricole à vapeur de Tuxford en 1850). Autrement dit, la transition énergétique dont on parle aujourd’hui suppose la cohabitation, pendant probablement plusieurs décennies, de filières énergétiques nouvelles et anciennes, les panneaux solaires et les turbines à gaz par exemple, l’avènement de ruptures scientifiques et techniques, l’évolution de nos modes de vie et de travail, des nouveaux modes de gouvernance de nos institutions, des nouveaux rapports de coopération entre les nations. Sur chacun de ces points il faudra expliquer clairement quels types d’actions s’imposent pour faire bouger les choses.

Cette transition n’évitera pas les crises, c’est un aussi enseignement de l’histoire et, pas plus que les autres, elle ne sera un long fleuve tranquille. On peut rappeler à ce propos qu’au XVIIe siècle, une déforestation massive dans certains pays européens, comme l’Angleterre où les besoins en bois pour le chauffage et la métallurgie étaient en forte croissance, avait conduit progressivement à une crise énergétique. Les sciences humaines et sociales peuvent certainement nous aider à éclairer notre lanterne pour mieux comprendre la signification profonde de la transition énergétique  et c’est notamment ce que propose une très intéressante note de Athena (l’Alliance des organismes de recherche en sciences humaines et sociales www.allianceathena.fr ), « SHS et énergie ».

Existe-t-il des points « critiques » pour une transition énergétique dont les objectifs sont de diminuer la consommation d’énergie toutes filières confondues et, notamment,  le poids des filières carbonées ? Dans son World Energy Outlook 2013, l’AIE (www.worldenergyoulook.org ) consacre un chapitre à l’intensité énergétique car, souligne-t-elle, celle-ci est une « composante essentielle d’un « futur énergétique durable ». Cette intensité représente, rappelons-le, la quantité d’énergie qu’il faut dépenser pour produire une unité de PIB. L’AIE constate qu’elle a baissé de 1,5 % en 2012 alors que la baisse moyenne annuelle n’était que de 0,4 % entre 2000 et 2010. La Chine semble faire, elle aussi, un effort important puisque si son intensité énergétique était quatre fois la moyenne mondiale en 1990 elle n’en représente « plus » que le double en 2012. Bien sûr, la baisse de cette intensité résulte d’un ensemble de politiques nationales et régionales et elle est donc un indicateur sur le chemin d’une transition qui n’exclut pas, bien sûr, la cohabitation de filières les plus diverses. Dans son scénario « nouvelles politiques » qui intègre toutes les politiques décidées récemment et visant à diminuer la demande d’énergie (mais qui ne permet pas de limiter à 2°C le réchauffement de la planète), l’AIE « prévoit » que ce sont l’industrie et le bâtiment qui contribueront le plus  d’ici 20135 à l’amélioration de l’efficacité énergétique  (37 % et 26% de l’effort total d’ici 2035).

La récente conférence sur le climat de Varsovie a montré que les obstacles sur la voie de la signature d’un traité climatique à Paris, en 2015, sont encore considérables, ils sont politiques car les signataires devront s’accorder sur un mécanisme de fixation de quotas d’émission de gaz à effet de serre (notamment le CO2) afin de limiter à 2°C l’augmentation de la température moyenne de la planète (l’objectif fixé à Copenhague), mais aussi techniques car la lutte contre le réchauffement climatique suppose des progrès tant dans l’efficacité énergétique que dans l’utilisation d’énergies non-carbonées. La R&D peut-elle favoriser cette transition et constituer un élément clé de la négociation ? C’est à cette question qu’a tenté de répondre une équipe de spécialistes du climat de la Fondation italienne Enrico Mattei (créée par l’ENI) dans une note récente (G.Marangoni and M. Tavoni, The clean energy R&D for 2°C, 2013, Fondazione Eni Enrico Mattei, www.feem.it ). A l’aide d’un modèle baptisé WITCH (World Induced Technical Change Hybrid Model) et de sept scénarios climatiques et énergétiques, ils estiment ainsi que les investissements financiers cumulés dans la R&D (nécessaires pour lever les obstacles techniques à la transition énergétique) s’élèveraient à 1000 milliards de dollars sur la période 2010-2030 et à 1600 milliards de dollars de 2030 à 2050. On est, aujourd’hui loin du compte car l’écart entre les dépenses de R&D des pays développés dans ce domaine et l’objectif à atteindre se situerait dans une fourchette de 30 à 58 milliards de dollars par an. Un effort s’impose donc, il « ne » représenterait, en moyenne annuelle, qu’un peu moins de 0,1% du PIB mondial mais il devrait être réalisé dans un premier temps par les pays développés. Peut-on atteindre l’objectif climatique de Copenhague uniquement grâce à une forte amplification de la R&D et une stratégie d’innovation? C’est très peu probable selon les auteurs de la note qui estiment que l’on ne saurait s’affranchir d’un effort de limitation des émissions de CO2 mené en parallèle. Toutefois, si la négociation climatique était dans une impasse, ceux-ci envisagent un scénario où dans un premier temps (jusqu’en 2030), les pays les plus développés s’engageraient à augmenter très fortement leurs efforts de recherche et d’innovation avec une politique de transfert technologique aux pays en développement pour que ceux-ci baissent leur intensité énergétique et utilisent moins d’énergies carbonées, à charge pour eux de prendre le relais de la R&D après 2030 tout en diminuant leurs émissions de gaz à effet de serre. Cette option suppose qu’une coopération scientifique et technique étroite entre les partenaires des différentes régions de la planète déboucherait en 2030 sur un véritable accord climatique.

La R&D n’est sans doute pas la clé de la transition énergétique mais elle en est un paramètre important, rarement pris en compte, qui peut contribuer à faire sauter les verrous qui la bloqueront,  tout en faisant bouger le front de la négociation climatique.


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