L’attribution de permis d’exploration pour rechercher du gaz de schiste dans le Sud-Est a soulevé une vive polémique en France. La percée qu’ont réalisée les Etats-Unis en exploitant des gisements de gaz de schiste grâce à des nouvelles techniques de forage suscite, en effet, l’espoir que ce gaz non conventionnel ouvrirait de nouveaux horizons au gaz naturel avec des ressources abondantes. Toutefois de nombreux rapports mettent en évidence les difficultés et les risques d’une telle exploitation. Il est utile d’expliciter les questions que pose l’exploitation du gaz de schiste à la lumière de rapports récents.
Le développement rapide pendant la dernière décennie de l’exploitation du gaz de schiste par les Etats-Unis a suscité une ruée vers cette nouvelle ressource dans le monde, en particulier en Europe. Toutefois la possibilité d’exploiter ce gaz non conventionnel, le gaz de schiste, dans le sud-est de la France (en Ardèche en particulier) a provoqué un lever de boucliers qui a conduit le gouvernement à décréter un moratoire sur l’exploration et à nommer une commission pour en évaluer les risques. Que peut-on espérer de cette nouvelle ressource ? Telle est la question à laquelle se sont efforcés de répondre plusieurs rapports publiés bien avant que l’affaire n’éclate en France.
Rappelons d’abord que le gaz de schiste (shale gas en anglais) est piégé dans une roche sédimentaire, argileuse en général, de structure feuilletée (comme le sont les schistes) et il est donc difficile à exploiter, d’où le nom de gaz non conventionnel (par opposition au gaz dit conventionnel qui est dans des poches ou inséré dans les pores d’une roche « magasin ») ; il est donc beaucoup plus difficile à exploiter que le gaz conventionnel (toutefois les premières tentatives d’exploitation datent du début du siècle dernier) car son exploitation requiert des forages horizontaux. Un premier rapport très intéressant, publié en septembre dernier, a le mérite de bien expliciter les questions qui se posent à propos de cette exploitation. Il émane de Chatham House, de son vrai nom le Royal Institute of international affairs, un centre britannique de débats et de prospective sur des questions internationales (The shale gas revolution: hype and reality. A Chatam House report, Paul Stevens, www.chatam.org.uk). Un deuxième rapport, publié par le Tyndall ° Centre au Royaume Uni (un centre de recherche sur le climat) s’est intéressé à l’impact sur l’ environnement de cette exploitation (- Wood,R., et al Tyndall °Centre for climate change, ”Shale gas : a provisional assessment of climate change and environmental impacts” www.tyndall.ac.uk ) Le rapport Chatham part d’un constat sur l’évolution du marché mondial du gaz : la progression de la part du gaz naturel dans l’énergie primaire a été constante mais lente, passant de 15 % en 1965 à 20 % en 2009. Le gaz, bien plus que le pétrole, est soumis à la « tyrannie du transport » : il faut évacuer la production par des infrastructures lourdes, des réseaux de gazoducs ou des installations de liquéfaction avec des méthaniers et, à terre, des centrales de regazéification qui requièrent des investissements à long terme très coûteux. La disparité des gisements n’a pas permis d’établir un marché unique du gaz avec un prix uniforme même si, en fin de compte, le prix du gaz est resté très lié à celui du pétrole. La situation a toutefois commencé à changer pendant les années 1990 : le gaz est devenu un combustible « idéal » pour les centrales électriques et le chauffage, les infrastructures gazières (notamment pour les centrales de liquéfaction) sont aussi devenues plus compétitives. Alors que les réserves disponibles étaient multipliées par un facteur 2,5 entre 1980 et, aujourd’hui, les marchés régionaux ont commencé à converger. Les Etats-Unis ont développé l’exploitation du gaz de schiste, pendant la dernière décennie, elle représente aujourd’hui environ 20 % de leur production de gaz et l’on commence à parler d’une « révolution » du gaz de schiste bien qu’il faille relativiser la percée américaine (des chiffres très supérieurs ont été cités en France qui ne correspondent pas à la réalité). Le gaz de schiste (essentiellement du méthane) est extrait d’un gisement par un puits vertical ou horizontal par fracturation hydraulique en injectant de l’eau sous haute pression avec du sable, des détergents et des produits chimiques divers en abondance (gels, bactéricides, etc.). Les taux de récupération des gisements sont plus faibles (au maximum de 30%) que pour le gaz conventionnel. Le rapport Chatham analyse les raisons qui ont permis aux Etats-Unis de lancer la « révolution » du gaz de schiste et cette analyse est très intéressante: une géologie favorable (dans les Appalaches et au Texas notamment), des progrès importants dans les techniques de forage horizontal (on envoie de l’eau sous pression), l’existence d’entreprises de service dynamiques, des incitations fiscales favorisant l’exploitation et une réglementation environnementale peu contraignante. Le boom gazier est considérable (2700 puits ont été forés dans le gisement de Barnett au Texas !) mais il entraîne une consommation très importante d’eau avec des rejets polluants.
Cette révolution gazière est-elle exportable ? C’est la question de fond que pose le rapport Chatham mais, sans attendre, certains pays européens veulent prendre le train en marche (la Pologne, l’Allemagne, la Hongrie, la Roumanie, l’Angleterre et la France) ainsi que la Chine, l’Inde, l’Argentine et le Chili. Selon le rapport qui cite des sources américaines, l’expérience américaine montre que six conditions devraient être remplies pour que cette exploitation soit rentable. La première tient à la géologie : elle doit être favorable et il semble qu’en Europe les gisements soient plus profonds qu’aux USA avec des roches argileuses difficiles à fracturer. La deuxième relève de la législation : les permis d’exploitation doivent pouvoir être obtenus rapidement avec une définition juridique claire d’un bassin gazier (ce n’est pas toujours le cas en Europe, notamment en France). Troisième condition : il faut disposer de techniques de forage à faible coût et d’entreprises de service compétentes. Trois autres conditions sont étroitement liées : – l’acceptation par les collectivités locales des forages – la disponibilité d’importantes ressources en eau (en évitant la pollution des nappes phréatiques) – un accès à des gazoducs. Le rapport Tyndall, quant à lui, met en évidence les impacts environnementaux de l’exploitation de ce gaz : en particulier les risques de pollution des nappes phréatiques par des rejets d’eau (chargée de produits chimiques) lors des opérations de fracturation (pour forer six puits il faudrait de 54 à 174 millions de litres d’eau soit le contenu de 22 à 69 piscines olympiques !) ; divers incidents ont d’ailleurs eu lieu aux USA. Il souligne, en revanche, que le bilan des émissions de CO2 par l’exploitation de ce gaz est pratiquement équivalent à celui du gaz conventionnel (et évidemment bien moindre que celui du charbon). Le rapport Chatham a le grand mérite de bien poser les questions que soulève l’exploitation du gaz de schiste et de montrer que bien des incertitudes demeurent sur ses possibilités en Europe, même si l’AIE estime de façon optimiste que les réserves actuelles représenteraient 40 années d’importations mondiales de gaz.
Les conditions économiques et techniques favorables américaines ne se retrouvent pas nécessairement en Europe (la densité de population est faible aux USA, notamment au Texas, mais la législation environnementale va y devenir plus stricte). Le rapport met aussi en évidence des effets indirects de cette « révolution » du gaz. La percée des Etats-Unis, gros consommateurs de gaz, a d’ores et déjà mis en péril la rentabilité des investissements destinés à des installations pour le transport et l’utilisation du LNG (notamment au Qatar). Les grandes sociétés importatrices de gaz sont liées par des contrats à long terme avec les producteurs mais les prix chutent sur certains marchés spot. Les pays exportateurs, en particulier la troïka constituée par la Russie, l’Iran et le Qatar, pourraient créer un cartel, une OPEP du Gaz, pour soutenir les prix (un secrétariat ébauche de ce cartel a été créé à Doha au Qatar). En guise de conclusion, le rapport souligne que le risque majeur serait qu’en cas d’échec de cette « révolution » (ce que l’on ne doit pas exclure en Europe), on se retrouve devant une insuffisance de la production de gaz conventionnel avec une demande forte, faute d’investissements dans la production classique, les sociétés craignant leur moindre rentabilité (plusieurs projets importants sont déjà retardés).
On sait que les protestations contre les projets d’exploration dans le sud-est de la France (le permis dit de Montélimar avec des projets en Ardèche en particulier) ont conduit le gouvernement à décréter un moratoire sur ces projets et à nommer une commission pour en évaluer les risques. L’Assemblée nationale elle-même s’est saisie de l’affaire en nommant une commission d’enquête, deux projets de loi ont même été déposés à l’Assemblée et au Sénat visant à interdire l’exploration et l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste. Tout ce tohu-bohu peut s’expliquer par l’émoi suscité par la ruée vers cette nouvelle ressource dans des régions protégées et « écologiquement » sensibles comme l’Ardèche, et sans aucune concertation avec les populations locales. Mais on peut aussi s’étonner de cette prise de conscience tardive car l’AIE dans son rapport 2009 avait déjà montré que les perspectives du gaz de schiste pouvaient changer la donne gazière (plusieurs articles de la revue Futuribles ont évoqué la question en 2010). Le rapport Chatham montre d’ailleurs que les britanniques se préoccupaient de la question dès 2010. L’exploitation du gaz de schiste pose en fait un double problème. Le premier est celui des conditions technico-économiques de cette exploitation : est-elle faisable et sans dommage environnemental majeur? Le second est plus politique : comment peut-on préparer le terrain par un débat public. La décision d’accorder des permis d’exploration a été prise en catimini en France et explique en grande partie la contestation. Le Québec donne de ce point de vue un contre-exemple au cas français puisqu’une institution chargée d’instruire des débats sur des questions, le BAPE (Bureau d’audiences publiques sur l’environnement) a fait des recommandations précises au gouvernement de la province (où se trouve un important gisement à Utica dans le sud-ouest) pour une exploitation éventuelle du gaz de schiste.
Selon le CAS Conseil d’analyse stratégique (CAS, Les gaz non-conventionnels: une révolution énergétique nord-américaine non sans conséquences pour l’Europe, www.strategie.gouv ) la révolution du gaz de schiste pourrait bouleverser le paysage énergétique mais, si celle-ci est bien partie aux Etats-Unis, elle n’est pas sans risques économique et environnemental et pourrait déboucher sur une bulle…Il est vrai que le grave accident nucléaire de Fukushima, sur lequel nous reviendrons quand l’uranium sera un peu refroidi, va sans doute relancer la consommation mondiale de gaz pour les centrales électriques (les exigences de sûreté poussant à la hausse le nucléaire) et qu’il va falloir s’interroger, en France comme ailleurs, sur la provenance du gaz et la sûreté des approvisionnements, des questions que l’on ne se pose pas beaucoup.