L’énergie et ses techniques: les leçons de l’histoire

 

Les préoccupations vis-à-vis de l’approvisionnement énergétique de la planète, alors que la demande d’énergie poursuit son ascension, et de l’impact du réchauffement climatique dont la consommation d’énergie fossile est la cause majeure ont fait fleurir une multitude de scénarios techniques supposés apporter un réponse définitive à ces questions. Certains envisagent le salut par les énergies renouvelables (le solaire, l’éolien ou une combinaison des deux), d’autre privilégient le nucléaire ou « l’économie de l’hydrogène » via la pile à combustible, tandis que les biocarburants sont aujourd’hui critiqués après avoir eu le vent en poupe, enfin les plus futuristes voient dans la fusion thermonucléaire la corne d’abondance énergétique de l’avenir. Que penser de tout cela ? L’histoire des technique montre qu’il n’y pas probablement pas de vérité unique et il vaut la peine de faire un peu de « rétrospective » en même temps que de la prospective.


 

On peut, en effet, tirer quelques leçons d’une rétrospective des prévisions du passé. Peu de scientifiques se sont hasardés sur les chemins de la prospective de l’énergie mais il est intéressant de ressortir des oubliettes de l’histoire certaines « prévisions » du passé. Celles du physicien Sadi Carnot, dans son livre De la puissance motrice du Feu, publié en 1824, sur l’exploitation à grande échelle de l’énergie thermique via la machine à va    peur sont parmi les plus remarquables : il prévoyait avec une rare prescience un développement rapide des machines à vapeur (« les machines à feu ») mais aussi les limitations que ne manqueraient pas de leur imposer les hautes pressions dans les cylindres (on a intérêt à opérer à haute température pour augmenter le rendement mais on élève ainsi la pression de la vapeur d’eau), et il imaginait alors que l’on pourrait utiliser des machines travaillant avec de l’air atmosphérique chauffé par combustion interne (les futurs moteurs à explosion…). En revanche, à la fin du dix-neuvième siècle, le célèbre inventeur Edison (il avait inventé la lampe à incandescence et construit les premières centrales électriques), ne réalisa pas que le courant alternatif était la véritable solution au problème de la distribution du courant électrique à grande distance (il estimait que le courant alternatif était trop dangereux !) et, de plus, il était persuadé que la voiture électrique était la solution qui allait rapidement s’imposer pour l’automobile, un siècle après la voiture électrique n’a toujours pas vraiment « décollé»… On observera aussi qu’Einstein dans la conclusion de son célèbre article de 1905 dans le quel il établissait l’équivalence entre la masse et l’énergie, entrevoyait la possibilité d’extraire de l’énergie de la masse de corps comme le radium (la fission n’était pas connue à son époque). Dans les années 1930, si F.Joliot prévoyait l’exploitation de l’énergie nucléaire, le physicien Rutherford, en revanche, tenait cette idée pour une chimère. Ajoutons pour terminer, qu’en 1874, le physicien anglais Tyndall estimait, quant à lui, que l’avenir énergétique était gravé dans le charbon…

Il est clair que si des ingénieurs et des scientifiques sont à même de bien prévoir les opportunités de ruptures scientifiques et techniques, d’autres, en revanche, restent prisonniers de schémas techniques, en se concentrant sur un objet technique ou une filière, se refusant à imaginer que certaines plantes du jardin de leur voisin puissent fleurir ou qu’on pourrait les hybrider avec les leurs. Dans la prospective on peut pécher par pessimisme ou par « fixisme », mais élargir son champ de vision, pour concevoir des systèmes est une bonne recette de base de la prospective. Les « prévisions «  des scientifiques pèchent aussi souvent par optimisme excessif…car ils ne tiennent pas compte de la lourdeur des investissements qui sont souvent nécessaires pour faire déboucher de nouvelles filières ; ils prennent aussi rarement en compte les éventuelles réactions de la société vis-à-vis de l’introduction de nouvelles techniques (ce fut le cas par exemple avec le nucléaire).


Une première leçon à retenir de l’histoire est que l’inertie des systèmes techniques dans le secteur de l’énergie est énorme : il faut plusieurs décennies pour qu’une filière puisse percer. Ainsi, la machine à vapeur mit elle plus d’un siècle pour s’imposer à la suite d’une longue série de perfectionnements intervenus depuis la mise au point par Savery, en Angleterre en 1698, de la première pompe mue par la vapeur jusqu’à la machine à vapeur équipée d’un condenseur séparé inventé par Watt en 1769, en passant par la première véritable à machine mise au point par Newcomen en 1712. La machine de Savery avait semble-t-il une puissance de 750 watts tandis que les machines construites par Boulton et Watt vers 1800 atteignaient déjà 20 kW. Les historiens des techniques observent que la machine à vapeur s’est insérée dans un système industriel existant qu’elle a transformé (les usines textiles et métallurgiques) en lui apportant une ressource énergétique inépuisable à l’époque (cf. en particulier les analyses de V.Smil dans Energy in nature and society, MIT Press, 2008). En revanche, les innovations que furent le moteur électrique et l’alternateur ont été de véritables ruptures dans les années 1860-1880 : il a fallu construire des infrastructures spécifiques (barrages, centrales, lignes de transport) pour créer un réseau capable d’utiliser l’électricité (les premières centrales électriques furent construites par Edison à Londres et à New York en 1882) avant que l’électricité ne finisse par percer au début du vingtième siècle. On remarquera que le nucléaire a fait, quant à lui, une percée relativement rapide – il s’écoula moins de vingt ans entre la découverte de la fission en 1938 et la mise en service de la première centrale électro-nucléaire au milieu des années 1950 (ces centrales s’inséraient, il est vrai, dans un réseau électrique existant) – mais que la pile à combustible qui a été inventée en 1838 (elle convertit l’hydrogène et l’oxygène en eau et en électricité) attend toujours l’avenir radieux qui lui a été promis. On notera, enfin, que si l’énergie éolienne a été utilisée, en Europe depuis le douzième siècle et a joué un rôle important au Moyen-Âge, elle ne connaît un véritable décollage que depuis quelques années (l’hydraulique qui a joué un rôle majeur jusqu’au début de la Révolution industrielle a connu un  regain de jeunesse avec l’invention de la turbine au milieu du dix-neuvième siècle). L’histoire des techniques de l’énergie est donc celle de longs cheminements avec des progrès techniques graduels marqués, de temps à autre, par des percées provoquées par des innovations dont l’origine peut être technique (la turbine à vapeur par exemple) ou scientifique (le réacteur nucléaire par exemple). Autrement dit, les techniques de l’énergie qui sont coûteuses ont toujours demandé du temps pour mûrir. Ainsi, la voiture électrique s’il elle n’a pas réellement percé, pourrait trouver une nouvelle chance avec la voiture hybride (à l’électricité et à l’essence). Il est possible aussi que les biocarburants trouvent un second souffle avec de nouvelles techniques de production utilisant le génie génétique et la cellulose comme matière première et qu’une percée scientifique imprévue finisse par donner sa chance à la fusion thermonucléaire dont le principe est connu depuis trois quarts de siècle.

Une seconde leçon de l’histoire des techniques que nous pouvons retenir est que la très grande majorité des moyens de production d’énergie se sont intégrés dans des systèmes : un ensemble de moyens pour la production d’énergie primaire et sa transformation interconncetés. Ainsi, au dix-huitième siècle, les mines de charbon approvisionnaient-elles les centres industriels pour alimenter en combustible leurs machines à vapeur, plus tard les lignes de chemins de fer relièrent les mines aux usines et aux centrales électriques. Si les moulins à eau animés par la force hydraulique des rivières étaient des moyens de production ou de transformation de l’énergie relativement autonomes, ils évoluèrent peu à peu pour constituer dans certains centres industriels des installations complexes associant souvent une batterie de moulins dont la puissance globale pouvait atteindre 1 à 2 MW. Bien évidemment, on peut concevoir des sources d’énergie autonomes ou décentralisées, partiellement (ou plus exceptionnellement totalement) déconnectées d’un réseau (une maison autonome en énergie pour son chauffage et sa climatisation par exemple) mais il est irréaliste d’imaginer que l’on puisse se passer, à l’avenir, de réseaux délivrant de l’énergie sous une forme ou sous une autre sur son lieu d’utilisation (si l’on utilise de l’hydrogène il faudra bien construire un réseau pour sa distribution).


Si les politiques de l’énergie doivent avoir le souci d’anticiper l’avenir en pariant sur les découvertes et les innovations, elles peuvent tirer profit de l’histoire des sciences et des techniques qui permet d’éviter tout à la fois les chausse-trapes des extrapolations excessives et la confiance béate en des techniques qui n’ont pas fait toutes leurs preuves.

 


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