Grenelle de l’environnement, montée du cours du baril de pétrole atteignant la barre symbolique des 100 $ le 2 janvier dernier, débats sur le nucléaire iranien, accords de coopération nucléaire de la France avec les pays du Golfe persique et l’Inde, plan d’action de l’Europe pour l’énergie, etc., tous ces événements mettent bien en lumière la dimension politique et gépolitique de la question énergétique. Cette dimension n’est certes pas nouvelle (la Première Guerre mondiale avait pour la première fois mis en évidence l’enjeu statégique de l’accés au pétrole) mais elle a aujourd’hui une bien plus grande acuité.
En effet, les scénarios des prévisionnistes nous alertent sur la pression croissante de la demande d’énergie: sur une base de 10 Gtep en l’an 2000 (cf. notre brève sur les scénarios), la consommation mondiale d’énergie primaire s’élèverait à environ 17 Gtep en 2030 (17,7 Gtep selon l’Agence internationale de l’énergie, l’AIE) et se situerait dans une fourchette de 22 à 16 Gtep en 2050. Quant aux experts du climat, ils tirent un signal d’alarme : les modèles climatiques prévoient une augmentation importante de la température de la planète d’ici la fin du siècle dont la cause principale serait la consommation croissante de combustibles fossiles, source de gaz carbonique qui amplifie l’effet de serre (cette thèse, on le sait, ne fait pas l’unanimité) : le scénario de référence de l’AIE, publié en 2007, prévoit qu’en 2030 les combustibles fossiles représenteraient 82% de l’énergie primaire (80% en 2005), la part du charbon passant de 25% à 28%. On peut conclure comme Claude Mandil qui écrivait dans l’introduction du rapport de l’AIE en 2006: « le futur énergétique que nous préparons n’est pas durable ». De nombreux pays de la planète (en particulier en Asie, en Afrique et en Amérique latine) ont certes besoin d’énergie pour se développer, mais il est irréaliste de prévoir une forte croissance de la consommation d’énergie tout en espérant limiter le réchauffement climatique. Autrement dit, il faut arrêter l’emballement de la machine énergétique : c’est l’objectif de la négociation sur un nouveau protocole international (un protocole de Kyoto bis) pour limiter les émissions de gaz à effet de serre qui s’engage (avec une « feuille de route » assez vague) après la conférence sur le climat qui s’est tenue à Bali en décembre dernier et qui devrait aboutir fin 2009 à Copenhague. Celle-ci ne débouchera sur une « nuit du 4 août » de l’énergie que si elle met sur la table non seulement toutes les questions relatives à l’utilisation des combustibles fossiles, mais aussi celles concernant les transferts de technologie vers les pays en développement (le communiqué final de Bali plaide dans ce sens) et l’utilisation de toutes les filières (des énergies renouvelables au nucléaire). Ajoutons que cette négociation ne débouchera sur des décisions engageant l’avenir que si la Chine accepte de prendre des engagements de limitation de ses propres émissions de gaz à effet de serre (selon l’AIE, la Chine émettrait en 2030 autant de gaz carbonique par habitant que l’Europe, soit 7,9 tonnes). Celle-ci peut comprendre que c’est son intérêt car elle souffre d’énormes problèmes de pollution et elle peut être sensible à des pressions de ses partenaires commerciaux qui se soucient du climat. Si la même question se pose pour l’Inde et le Brésil, en revanche, l’Afrique qui part de très bas dans sa consommation de kWh devra bénéficier de mesures spéciales et de transferts de technologie pour s’équiper avec des technologies peu polluantes. Il va de soi que les Etats-Unis qui n’ont pas ratifié le protocole de Kyoto devront s’engager, eux aussi, sur des objectifs chiffrés de réduction ce qu’ils ont refusé de faire jusqu’à présent; le départ prévu de G.W.Bush va sans doute changer la donne en 2009. Les positions de l’Union Européenne sont relativement fortes puisqu’elle prévoit de réduire de 20% d’ici 2020 ses émissions de gaz carbonique par rapport à leur niveau de 1990.
Dans ce contexte, le nucléaire qui a l’avantage de ne pas contribuer au réchauffement climatique mérite un traitement particulier. En effet, si l’on veut faire du nucléaire une « énergie de l’avenir », pour reprendre l’expression du président N.Sarkozy, le nucléaire doit réunir trois conditions. Il doit d’abord soigner complètement son talon d’Achille technique en résolvant mieux la question du stockage des déchets, il doit ensuite apporter la preuve de la faisabilité et de la fiabilité des filières à surgénération utilisant le plutonium qui optimiseront l’utilisation des combustibles ; ce sont deux paris techniques qui peuvent être gagnés, sans doute au-delà de 2030. Enfin, et surtout, il est nécessaire d’engager une négociation internationale garantissant la non-prolifération du nucléaire et confortant le traité de non-prolifération du nucléaire (TNP). Un certain nombre de personnalités, américaines pour la plupart (au nombre des quelles on trouve Henry Kissinger, Georges Schultz et Sydney Drell, un spécialiste du contrôle des armements), ont publié il y a un an un manifeste dans le Wall Street Journal (4 janvier 2007) appelant à créer un « monde libéré des armes nucléaires ». Certains des signataires étaient des fervents partisans de la dissuasion nucléaire à l’époque de la Guerre froide ce qui donne une certaine force à leur appel. Ils préconisent, en particulier, d’assurer au maximum la sécurité des armes existantes (le Pakistan est sans doute de ce point de vue le « ventre mou » du nucléaire) en attendant leur démantèlement, la ratification par la Chine et les USA du traité interdisant les essais nucléaires, l’arrêt total de la production de matériaux fissiles pouvant servir à la fabrication d’armes, un contrôle international renforcé des moyens d’enrichissement de l’uranium par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de Vienne couplé à des garanties internationales pour fournir des combustibles nucléaires à des fins civiles. Dans un contexte où de nombreux pays veulent développer l’énergie nucléaire et alors que la prolifération des armes nucléaires constitue une menace très sérieuse, cet appel a le mérite de souligner que l’on ne peut pas s’engager dans une fuite en avant dans le nucléaire qui, plus que toute autre forme d’énergie, a une dimension géopolitique (le pétrole dans une certaine mesure l’a également comme le montrent les conflits au Proche Orient depuis 1914) : son développement requiert des garanties internationales. Autrement dit, les négociations pour un nouveau protocole de Kyoto devraient être conduites parallèlement à celles pour la « révision » du TNP qui doit intervenir en 2010. Elles devraient permettre de remettre à l’ordre du jour la solution préconisée depuis longtemps par de nombreux experts: la création sous l’égide de l’AIEA d’une « banque » des combustibles nucléaires, dont l’utilisation à des fins civiles serait contrôlée strictement par l’Agence, une aide pour construire des centrales électronucléaires étant accordée en contrepartie. On peut aussi demander à des pays comme la Chine qui souhaitent acquérir des techniques nucléaires de prendre des engagements sur la limitation de leurs émissions de gaz à effet de serre, après 2012, et à un pays comme l’Inde de faire de même et en plus de respecter les clauses du TNP qu’elle n’a pas signé. C’est aussi dans ce contexte que l’on peut, si l’on est optimiste, résoudre la question du nucléaire iranien (l’Iran lui a signé le TNP…). On ne pourra pas éviter, tôt ou tard, de traiter le problème de l’ensemble du nucléaire militaire, les puissances détentrices de l’arme nucléaire qui ont signé le TNP s’étant engagées à un désarmement nucléaire à long terme, c’est toute la question que posent le manifeste de H.Kissinger, le nucléaire iranien et quelques autres dossiers. On lira avec intérêt la série d’articles que le magazine scientifique Nature a consacré à ces questions (Nature, 10, 17 et 24 janvier 2008).
La question énergétique a, plus que jamais, une dimension géopolitique……