Dans sa préface au rapport annuel sur l’énergie de l’Agence Internationale de l’Energie, le World Energy Outlook 2023, publié quelques semaines avant l’ouverture de la COP 28 à Dubaï, le 30 novembre 2023, le directeur de l’Agence, Fatih Birol, observait que cinquante ans après le premier choc pétrolier d’octobre 1973, le monde était de nouveau en crise : des conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, des incertitudes concernant les approvisionnements énergétiques, les menaces du réchauffement climatique. Mais il constatait aussi que si les combustibles fossiles restent encore des acteurs majeurs du théâtre énergétique mondial, le pétrole et le gaz gardant un rôle géopolitique, le système énergétique était en train de changer, les énergies «propres», montant en puissance. La conférence de Dubaï a conforté dans une certaine mesure cette vision optimiste de l’AIE puisque les Etats participant à la conférence ont admis le principe d’une « transition hors des énergies fossiles ». Ses perspectives seraient elles moins brumeuses ?
Le texte adopté, un compromis, mentionne «la nécessité de réductions profondes, rapides et durables des émissions de gaz à effet de serre » et appelle les parties à la Convention de l’ONU sur l’évolution du climat à y contribuer, « afin d’atteindre la neutralité carbone en 2050 conformément aux préconisations scientifiques ». Il marque, incontestablement une évolution de l’attitude des Etats qui, jusqu’à présent, étaient réticents à envisager cette transition, notamment les pays producteurs de pétrole et de gaz. Toutefois des scientifiques font remarquer que le terme « transition » est ambigu car il peut être interprété de plusieurs façons, elle pourrait être lente et il n’invite pas à « sortir » des énergies fossiles (« phasing out »), certains scénarios font d’ailleurs l’hypothèse que la neutralité carbone pourrait être atteinte en stockant le CO2 émis par les combustibles fossiles (cf. Kathrine Sanderson, « COP 28 climate summit signals Beginning of end of fossil fuel era », Nature, vol. 624, 21/28 Dember 20323, p. 484.)
La part de l’électricité dans la consommation finale (20% en 2022) passerait à 30% en 2050 dans le scénario STEPS, et à 55 % dans NZE. Ces scénarios actualisés de l’AIE ont été proposés avant la conférence de Dubai et le premier serait donc une version très « molle » de l’accord de Dubai, le plus volontariste NZE s’il suppose que la transition énergétique serait bien engagée en 2050, n’envisage pas qu’elle serait accomplie en 2050 pour les énergies fossiles. L’AIE soulignait que « la route de ce scénario est devenue plus étroite mais que son objectif peut encore être atteint », si les investissements pour les filières énergétiques augmentent fortement (passant de 2,8% du PIB mondial en 2023 à près de 4% en 2030, 3,2% en 2040 et 2,8% en 2050). S’agissant des énergies renouvelables, les pays « émergents » (hors Chine) devraient multiplier par sept leurs investissements dans les années 2040 par rapport à 2022, un effort financier sans doute difficile à supportable pour les particuliers et l’industrie.
Dans son rapport annuel sur les émissions de CO 2, publié en février 2024, CO 2 émissions in 2023, l’AIE fait un bilan mitigé de la situation : globalement les émissions liées à l’énergie n’ont augmenté « que » de 1,1% en 2023 par rapport à 2022 (de 410 millions tonnes atteignant un « record » annuel de 37.4 milliards de tonnes), un accroissement plus faible qu’en 2022 (1,3%). Elle observe que les émissions provenant du charbon ont contribué pour 65% à l’accroissement constaté en 2023. Elle constate également que sans le déploiement des « énergies propres » (le solaire, l’éolien, le nucléaire, les pompes à chaleur et les voitures électriques) la croissance des émissions de CO2 aurait été plus élevée. Enfin, dernier constat plutôt encourageant, si le PIB des pays développés a augmenté de 1,7 % en 2023, leurs émissions de CO 2 ont baissé de 4,5%, un signal positif émis par les pays les plus riches. Les émissions de la Chine, quant à elle, ont augmenté de 565 millions de tonnes (4,7%), son addiction au charbon n’étant donc pas terminée …
Ajoutons pour terminer qu’en février 2024 la Commission Européenne a recommandé, afin de rendre l’Union Européenne climatiquement neutre d’ici à 2050, de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre de 90 % d’ici à 2040 par rapport aux niveaux de 1990. Un objectif extrêmement ambitieux (en 2021 elle avait fixé à l’Europe celui de diminuer de 55% ses émissions de CO2 en 2030 par rapport à 1990). Pour être atteint il suppose à la fois, rappelle-t-elle, des mesures législatives, la montée en puissance des énergies renouvelables, la décarbonation de l’industrie et le développement des technologies de captage, de stockage et de réutilisation du carbone. Ses préconisations étaient conformes aux recommandations d’un comité scientifique mais l’option d’un captage et d’un stockage du CO 2 est fortement critiquée (Katherine Sanderson & Carissa Wong « EU unveils climate target : what scientist think », Nature , vol 626, 15 February 2024, p.467) .
Si l’objectif de la transition énergétique demeure clairement affiché, « atteindre la neutralité carbone », et si la COP 28 de Dubai a eu le mérite de franchir une nouvelle étape en indiquant, pour la première fois, que cette transition requiert de « s’éloigner » des énergies fossiles, force est de constater que la liste des verrous techniques et économiques qu’il faudra faire sauter est encore longue. Contentons nous citer de citer les principaux et nous y reviendrons dans les prochains blogs : le stockage et le pilotage de l’électricité pour un mix électrique avec une forte composante de filières intermittentes, la sûreté des réseaux électriques, la métallurgie des métaux « critiques » et leur recyclage, la faisabilité des nouvelles filières nucléaires, la production de biocarburants et d’hydrogène avec un bon rendement et dans des bonnes conditions économiques (ce qui est loin d’être acquis), le stockage du CO2, une chimie à faibles émissions de CO 2…La longueur de cette liste, montre, si c’était encore nécessaire, que la transition énergétique n’est pas totalement sortie du brouillard et ne sera pas un long fleuve tranquille…