Fusion thermonucléaire: des progrès vers le Saint Graal de l’énergie?

   Depuis quelques mois la perspective d’utiliser la fusion thermonucléaire comme filière énergétique est revenue à l’ordre du jour suite à une percée scientifique réalisée en décembre dernier en Californie à Livermore dans le laboratoire de la National Ignition Facility (NIF). Où la recherche en-est-elle ? Il est utile de faire le point.

La fusion thermonucléaire, est l’alternative à la fission nucléaire : en provoquant une collision violente entre des atomes, on réalise la fusion de leurs noyaux ? une partie de la masse initiale est transformée en énergie emportée par les neutrons émis par la réaction. Ce mécanisme qui fait « fonctionner » le soleil et les autres étoiles a été expliqué par le physicien Hans Bethe en 1939. L’utilisation du deutérium et du tritium (deux isotopes de l’hydrogène) est l’option la plus simple, alors que le noyau de l’hydrogène « ordinaire » est dépourvu de neutrons, celui du deutérium en possède un et le tritium deux.

La mise au point de la bombe H, en 1952, fut la première application de la fusion thermonucléaire mais les physiciens ont rapidement préconisé son utilisation dans une filière énergétique, elle aurait le double avantage d’utiliser un combustible abondant, le deutérium qui peut être extrait de l’eau de mer, le tritium qui est radioactif (mais à durée de vie relativement courte) étant beaucoup plus rare, et de ne pas produire de déchets radioactifs à vie longue. Deux voies sont envisagées depuis 1950. La première, consiste à réaliser la fusion dans un réacteur où les atomes sont ionisés pour former un plasma qui est confiné par un champ magnétique dans une enceinte torique (appelée tokamak) et porté à très haute température. Pour la petite Histoire, rappelons que c’est à un simple soldat de l’armée rouge passionné de physique, Oleg Lavrentiev, que l’on doit le principe du tokamak, il l’avait décrit à ses heures perdues alors qu’il était en garnison sur l’île de Sakhaline, il l’a transmise à ses supérieurs dans une note qui a fait son chemin (cette armée à l’époque savait reconnaitre les bonnes idées…) ; il est devenu un des grands experts de la fusion nucléaire (il est décédé à Kharkiv en Ukraine…).  La seconde voie est celle dite du « confinement inertiel » : les atomes sont irradiés par des faisceaux lasers très puissants qui provoquent leur compression et la fusion. La technique du confinement inertiel est utilisée pour simuler le fonctionnement d’une bombe H, en particulier aux Etats-Unis, avec la National Ignition Facility et, en France à Bordeaux, le laser Megajoule du CEA.

L’objectif pour tous les réacteurs, quel que soit leur mode de fonctionnement, est d’atteindre « l’ignition » (l’allumage), c’est -à-dire l’auto- entretien de la fusion de façon à produire plus d’énergie que l’on en injecte dans la machine. Elle a pu être réalisée dans plusieurs laboratoires, notamment à Culham en Grande Bretagne en 2021, sur le Joint European Torus, le JET, un laboratoire financé par l’Euratom. L’étape de l’ignition n’a été franchie qu’en décembre dernier au laboratoire du NIF à Livermore (cf. A. Le Bec et P. Papon, « Fusion thermonucléaire : quelles perspectives ? », futuribles, No 453, mars-avril 2023, p. 107, cf. photo). Les chercheurs américains de la NIF sont parvenus, en décembre 2022, à réaliser la fusion par la voie inertielle à l’aide d’une installation complexe : un laser puissant émet des impulsions de rayonnement infrarouge amplifiées et transformées par étapes pour former 48 puis 192 faisceaux de lumière UV qui convergent pour irradier une cible de deutérium et de tritium (la taille d’un grain de poivre) placée dans une capsule de diamant située dans un petit cylindre en or. Celui-ci est vaporisé en émettant des rayons X qui provoquent l’implosion de la cible et la fusion thermonucléaire à plusieurs millions de degrés en quelques dizaines de nanosecondes avec émission de noyaux d’hélium et de neutrons.

 

La presse scientifique et les médias ont qualifié ce résultat, à juste titre, d’étape « historique » (cf. D. Clery, “Explosion marks laser fusion breakthrough, National Ignition Facility achieves net energy “gain,” but commercial plants remain a distant dream” , Science, vol 378, No 6625, 16 December 2022, p.1154) car, pour la première fois, une réaction de fusion a dégagé plus d’énergie qu’il en avait été injecté pour la déclencher, réalisant ainsi « l’ignition » : les faisceaux laser ont injecté 2,05 MJ (Mégajoules) dans la cible et la fusion a dégagé 3,15 MJ (un gain de 54%).

Ce succès ouvre-t-il la voie à une filière énergétique de production quasi-illimitée d’énergie avec la fusion sans déchets radioactifs de longue durée ? Il faut être prudent car le rendement énergétique global de cette expérience est très insuffisant. En effet il n’y a pas eu de gain net d’énergie car 300 MJ d’électricité ont été utilisés pour obtenir les faisceaux laser de 2 MJ. Il faudra donc augmenter le rendement des lasers et modifier l’installation (sa superficie est équivalente à celle de trois terrains de football) pour enchaîner des tirs successifs sur des cibles pendant une longue période. Les chercheurs travaillant dans le domaine conviennent qu’une étape importante a été franchie pour la fusion inertielle, mais la perspective de sa mise en œuvre dans une filière énergétique est encore lointaine et la mission du laboratoire NIF (financé par la National Nuclear Security Administration au sein du Département de l’énergie), est d’assurer la sécurité des armes nucléaires américaines.

   La filière des tokamaks, la plus ancienne, est l’objet du grand programme de coopération internationale, mis en œuvre avec le réacteur Iter (International Thermonuclear Experimental Reactor), lancé en 2007 (suite à un accord initial entre M. Gorbatchev et R. Reagan en 1985…), par les grandes puissances scientifiques mondiales (sept partenaires dont l’UE) et dont la construction est en cours, en France sur un site du CEA à Cadarache (Bouches du Rhône). Le plasma de deutérium et de tritium sera créé dans une enceinte torique (ressemblant à un bennier) et porté à très haute température (150 millions de degrés) et irradié par des micro-ondes ; il est confiné par de puissants champs magnétiques produits par des bobines supraconductrices (10 000 tonnes d’un alliage niobium-titane refroidi à -269°C par de l’Hélium). L’aimant central du réacteur (18 m de haut) engendre un champ magnétique pulsé très élevé qui créera un courant intense dans le plasma qu’il chauffera.

© ITER Organization

Le tokamak est un assemblage de segments construit pas plusieurs pays dont le montage a pris du retard. Le coût de la machine, a été réévalué à plusieurs reprises car un grand nombre de modifications au schéma initial ont dû être décidées, retardant le chantier, estimé à 18,5 milliards € en 2015, il est « stabilisé » aujourd’hui à environ 21 milliards € (financés par les subventions des partenaires et en « nature », la fourniture des équipements) avec 300 millions €/an pour le fonctionnement. L’échéancier d’Iter que Bernard Bigot, son directeur général décédé en 2022 a fait entrer dans sa phase de réalisation technologique est le suivant (cf. photo du chantier) : – un premier plasma en 2025 – un fonctionnement avec le deutérium et le tritium en 2035 – en 2040, la démonstration après ignition, si elle est atteinte, de la faisabilité d’un réacteur baptisé Demo fournissant au réseau électrique 300 à 500 MW  – après 2045 la construction de prototypes industriels de 500 MW électriques pourrait être lancée pour être opérationnels en 2055-2060. Iter, toutefois, comme toute la filière par confinement magnétique, peut se heurter à deux difficultés majeures qui pourraient arrêter la fusion: – une déstabilisation du plasma par des turbulences – la contamination des parois et du plasma lui-même par des impuretés.. Il fonctionne en duo avec le JET (une coopération que n’a pas arrêté le Brexit). Il devrait tester le combustible deutérium-tritium d’Iter, le tritium devant être fourni par les réacteurs nucléaires de la filière canadienne Candu.

Le gigantisme d’Iter (un poids total de 23 000 tonnes) et de la NIF a suscité des vocations de francs-tireurs parmi des organismes de recherche et des entreprises, notamment aux Etats-Unis et en Chine, ; celle-ci a annoncé, début 2022, que son tokamak EAST avait stabilisé un plasma à 70 millions de degrés pendant 27 minutes.  On compterait environ une trentaine de « start-ups» qui projettent de construire des petits réacteurs, variantes de tokamaks. Le MIT est sur les rangs avec sa « spin-off », Commonwealth Fusion System, un réacteur SPARC compact devant être opérationnel en 2025, utilisant un électroaimant supraconducteur (des oxydes de cuivre) fonctionnant à plus haute température (refroidis par de l’azote liquide à -196°C), un projet soutenu financièrement par Bill Gates et l’ENI.  Quant à Jeff Bezos, il finance le projet de réacteur de la société canadienne General Fusion : un plasma serait comprimé dans un piston pour provoquer la fusion, l’énergie produite étant absorbée par un mur de métal liquide, et transférée dans un échangeur de chaleur (la faisabilité d’une fusion avec un tel procédé n’a jamais été démontrée…). En France, la start-up Renaissance Fusion a été créée à Grenoble en 2019, avec l’objectif de construire en dix ans un réacteur qui serait une variante du tokamak, le Stellarator (le champ magnétique est hélicoïdal). Enfin, dernier rebondissement, au Japon les chercheurs de la  startup TAE Technologies ont annoncé avoir réalisé pour la première fois la fusion d’un plasma constitué de protons (des noyaux d’hydrogène) et de bore à une température de vingt millions de degrés sur un réacteur avec un champ magnétique hélicoïdal du National Institute for Fusion Science du Japon (« Reactor experiment demonstrates alternative fusion scheme », Science News, 28 february 2023). Si cette fusion pouvait être réalisée à plus haute température, elle éviterait d’utiliser du tritium qui est un atome radioactif et rare.Le succès obtenu à Livermore conforte certes les espoirs mis dans la filière de la fusion thermonucléaire par ses promoteurs mais force est de constater que l’on loin d’avoir démontré sa faisabilité technique (un gain net d’énergie avec la fusion). Un effort de recherche d’une quinzaine d’années au minimum est sans doute indispensable pour y parvenir sans garantie de succès, la voie du confinement inertiel étant probablement la plus aléatoire.

Terminons par un nouveau rappel historique. Dans son discours inaugural de la première conférence internationale sur l’utilisation pacifique de l’énergie atomique « Atoms for Peace », à Genève en 1955, son président, le physicien indien Homi Bhabha, déclarait : « J’ose prédire qu’une méthode sera trouvée pour libérer l’énergie de fusion de manière contrôlée au cours des deux prochaines décennies. »..

Depuis lors, des progrès ont certes été réalisés, en particulier en 2022, mais la fusion thermonucléaire, souvent considérée comme une ressource inépuisable, en quelque sorte le Saint Graal (un objet mythique associé à la recherche du salut au Moyen Âge) de l’énergie, n’est toujours pas maîtrisée et en dépit des annonces optimistes de start-ups, la fusion thermonucléaire est au mieux un option à très long terme pour la transition énergétique.


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