Dans un discours prononcé à l’usine Alstom de Belfort, en février 2022, où sont construites les turbines Arabelle des centrales nucléaires françaises(cf. photo), le président Emmanuel Macron a annoncé la relance de l’industrie nucléaire française avec un nouveau programme de construction de réacteurs d’ici 2050 (de 6 à 14 EPR), soit 25 GW de nouvelles capacités nucléaires. Celui-ci correspond au scénario préconisé en 2021 par RTE pour le mix électrique : une augmentation de 35% de la production électrique avec 50 % de nucléaire : des réacteurs « historiques » dont la durée de vie sera prolongée de 10 ou 20 ans et un « nouveau nucléaire » avec plusieurs tranches de réacteurs EPR et 50 % de renouvelables (25 % d’éolien, 13% de solaire et 10% d’hydraulique). Cette stratégie qui doit permettre d’atteindre la « neutralité carbone » en 2050 va être l’objet d’une consultation citoyenne et sera inscrite, en 2023, dans une loi sur la Programmation pluriannuelle de l’énergie en 2023.
Cette annonce représente une nouvelle donne pour la politique nucléaire française dans un contexte où, à l’occasion de la crise ukrainienne, la politique énergétique de la France et de l’Europe sont mises sur le gril mais il faut observer que la France n’est pas le seul acteur dans cette nouvelle donne énergétique. En effet, dans un récent rapport l’Agence Internationale de l’Energie (IEA, Nuclear Power and Secure Energy Transitions From today’s challenges to tomorrow’s clean energy systems, 2022, cf. aussi son World Energy Outlook 2022 qui vient d’être publié) souligne que le nucléaire est une source importante d’électricité : il a assuré 10% de la production mondiale en 2020 (18% à la fin des années 1990), et il est la deuxième filière de production d’électricité décarbonée derrière l’hydraulique qui était encore supérieure à celles combinées du solaire et de l’éolien (fin 2021, on comptait 439 réacteurs dans 32 pays, 70% dans les pays développés).
Cette filière peut contribuer à atteindre les objectifs de la transition énergétique au niveau mondial et l’AIE constate d’ailleurs que le marché du nucléaire a changé depuis dix ans. En effet, l’âge moyen des réacteurs est respectivement de 36 et 38 ans en Amérique du Nord et en Europe mais seulement de 15 ans en Inde et de 5 ans en Chine. Les investissements dans le nucléaire ont stagné depuis vingt ans dans les pays développés, l’opinion publique ayant moins confiance dans la filière après l’accident de Fukushima. Plusieurs pays ont décidé de sortir du nucléaire, notamment l’Allemagne et la Suisse ; en revanche les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni, le Japon et, bien sûr, la Chine et la Russie maintiennent l’option nucléaire. Ces deux derniers pays en lançant la construction de nouveaux réacteurs ont pris le leadership du marché mondial du nucléaire : 27 des 31 réacteurs en construction sont de conception chinoise ou russe. Plusieurs pays, dont les Etats-Unis et la France, ont par ailleurs décidé d’étendre la durée de vie de la plupart de leurs réacteurs (de dix à vingt ans).
L’année 2021 a ainsi marqué un net rebond des nouvelles constructions avec dix nouveaux chantiers, 52 réacteurs étant en construction pour une puissance totale de 54 GW. Bien que l’augmentation des coûts des réacteurs et celle des délais de construction (de 10 à 15 ans dans certains pays comme la France avec l’EPR de Flamanville) soient un handicap, la donne énergétique est en train de changer avec une reprise de la filière nucléaire et un leadership de la Russie mais plus dynamique de la Chine qui a mis en service deux EPR.
Le rapport souligne, toutefois, que l’invasion de l’Ukraine par la Russie pourrait avoir des conséquences négatives pour le marché du nucléaire, la Russie qui fournit des combustibles à des réacteurs qu’elle a construits dans tous les pays d’Europe orientale et en Finlande (celle-ci a annulé un projet de réacteur commandé en 2013), pourrait ne plus leur en fournir ou ceux-ci décider ne plus en importer. Un « accident » grave dans une centrale nucléaire en Ukraine n’étant par ailleurs pas exclu et la situation de la centrale de Zaporijjia occupée par l’armée russe est particulièrement préoccupante (cf. photo).
L’AIE examine en détail la contribution de l’énergie nucléaire à son scénario de référence “Zéro émissions nettes de carbone en 2050” dont l’électrification de l’énergie est le pilier central : la part de l’électricité dans la consommation mondiale d’énergie passant de 20 % aujourd’hui à 50% en 2050, celle à bas carbone (solaire, éolien, hydraulique, nucléaire) étant multiplié par 7, la puissance nucléaire installée dans une trentaine de pays passerait de 413 GW en 2022 à 812 GW en 2050 mais sa part dans la production mondiale d’électricité chuterait de 10% à 8% avec un leadership de la Chine qui représenterait un tiers de la puissance installée. La stratégie nucléaire serait, selon elle, un triptyque : – une extension de la durée de fonctionnement des réacteurs de l’actuelle génération – construction en série de réacteurs du type EPR (réacteurs dits européens à eau pressurisée) – le développement de réacteurs de faible puissance. Elle souligne que bon nombre de réacteurs en cours de construction ont une forte puissance (1,65 GW pour celui de Flamanville) avec un coût unitaire plus élevé que les parcs renouvelables qui peut être dissuasif pour des investisseurs. Pour que le nucléaire soit compétitif avec les filières solaires et éoliennes, ses coûts de construction devraient descendre à 2 000 $/kW afin de produire un MWh dans une fourchette de 40-60 $ (celle pour les réacteurs de la génération actuelle en France) ce qui suppose une forte réduction des délais de construction (les centrales solaires les plus compétitives produiraient une électricité à un coût de 20-40/MWh en 2030).
Dans un mix électrique avec une forte contribution de sources intermittentes, le nucléaire étant pilotable apporte de la flexibilité (il peut répondre à un demande journalière variable) et il serait davantage compétitif par rapport aux autres filières bas-carbone pilotables, notamment l’hydraulique et le thermique à gaz avec stockage du CO2, dont la demande sera d’autant plus forte que la part des filières renouvelables sera importante (cf.photo du barrage de Serre-Ponçon) . Il contribuerait à la production de chaleur à des fins industrielles ainsi que d’hydrogène par électrolyse de l’eau, toutefois, selon l’AIE, la rentabilité économique de cette dernière est loin d’être établie.
Selon l’AIE des petits réacteurs « modulaires » (SMR) à basse puissance (inférieure à 300 MW, des réacteurs de 10 MW étant aussi envisagés), constructibles par modules, abaisseraient, en principe, les coûts de construction. Près de 70 projets sont prévus dans le monde avec plusieurs cycles de combustibles (uranium, thorium) et des modes de refroidissement plus sûrs (eau pressurisée, gaz, sels fondus, sodium liquide), des avantages qui contribueraient à la transition vers une électricité à bas carbone après 2035. La France a lancé dans le cadre l’augmentation « France 2030 » un programme pour construire un prototype de SMR, le projet NUWARD soutenu par le CEA. Le concept doit certes faire ses preuves (mais des SMR équipent des sous-marins nucléaires…), certains projets accusent des retards importants (douze ans pour un SMR flottant russe), les Etats-Unis ayant, semble-t-il, des projets novateurs (notamment celui de TerraPower) assez avancés. L’AIE fait dix recommandations, dans son rapport, aux pays qui ont choisi l’option nucléaire, notamment : – étendre la durée de fonctionnement des réacteurs existants – promouvoir une régulation de sûreté efficace – créer des conditions favorables aux investissements – trouver des solutions pour stocker les déchets nucléaires provenant des combustibles usagés en impliquant les citoyens – accélérer le développement des petits réacteurs modulaires.
La nouvelle donne pour le nucléaire que représentent la relance du programme français et la politique volontariste de la Chine, et dans une certaine mesure des Etats-Unis et de la Russie, apportera une utile contribution à la transition énergétique, mais elle aura un impact forcément limité à l’échelle mondiale. La filière contribuera, en effet, au maximum à 10% de la production mondiale d’électricité. Sa nouvelle dynamique ne doit pas conduire à sous-estimer les aléas techniques et économiques auxquels elle est confrontée. Qui plus est, la crise ukrainienne redonne une actualité à la dimension géopolitique de la politique nucléaire.