Transition énergétique : expertise scientifique et débat démocratique

Transition énergétique : expertise scientifique et débat démocratique La crise sanitaire provoquée par la pandémie de coronavirus ainsi que les débats sur le réchauffement climatique et la transition énergétique ont mis en évidence le rôle de l’expertise scientifique dans nos sociétés.

La capacité de la science à produire des connaissances sur la matière, l’énergie, l’univers, le vivant et la société, sa « mission » première, est allée en croissant tandis que son imbrication de plus en plus étroite avec la technique lui fait jouer un rôle important dans l’élaboration de politiques publiques dans des domaines comme la santé, l’énergie, les transports, la défense, etc. il est donc utile d’évaluer le rôle que joue l’expertise scientifique dans la décision politique et le débat démocratique sur les enjeux énergétiques.

Force est de constater que le rôle de l’expertise scientifique, et plus largement celui de la science, sont contestés depuis plusieurs années, en France comme à l’étranger. Un rapport publié aux Etats-Unis par la Rand corporation en 2018 déplorait ainsi le « Déclin de la vérité », une défiance vis-à-vis des faits et des données scientifiques, des rapports du comité d’éthique du CNRS et de France Stratégie (France Stratégie, D. Agacinski, Expertise et démocratie, faire avec la défiance, janvier 2019, www.strategie.gouv.fr) faisaient le même constat. Il est donc utile de rappeler que la science a construit un « discours de la méthode » pour élaborer des connaissances à partir d’hypothèses qui sont confrontées à la réalité par des observations et des expériences, vérifiées et précisées, au fil des années, et soumises à une critique collective.

Elle révèle le « possible », anticipe des crises, comme le réchauffement climatique dont elle a mis en évidence l’origine anthropique (le rôle majeur des émissions de CO2), et elle découvre des nouveaux moyens d’action (la fission de l’uranium, en 1938, ouvrant la voie à l’utilisation de l’énergie nucléaire, l’utilisation de l’effet photovoltaïque dans le silicium pour produire de l’électricité avec l’énergie solaire découverte aux laboratoires Bell len1955). L’expertise scientifique fournit au décideur politique une aide à la décision qui est un arbitrage entre le souhaitable (produire de l’électricité sans émission de CO2), le possible (utiliser l’énergie nucléaire ou des filières renouvelables) et l’acceptable par la population (assurer la sûreté des moyens de production). Les experts ont la tâche de donner une forme intelligible et utilisable au savoir pour qu’il aide la décision politique ; elle est d’autant plus difficile que le savoir est souvent incomplet ou partiellement incertain. Les politiques publiques sont fondées sur des données scientifiques et techniques complexes qui suscitent souvent des controverses (sur le stockage des déchets nucléaires et les possibilités de la filière hydrogène par exemple), et les enquêtes d’opinion révèlent qu’une fraction importante des citoyens s’estime mal informée des enjeux scientifiques (selon l’Enquête auprès des Français sur l’image de la recherche, réalisée par l’IPSOS en août 2019, une personne interrogée sur deux déclarait qu’il lui était difficile d’obtenir des informations fiables et vérifiées scientifiquement). Qui plus est, les citoyens ont le sentiment, comme l’affirmait déjà le philosophe Paul Ricoeur, en 1991 dans une interview dans Le Monde, que « la décision publique se trouve ainsi captée et monopolisée par des experts ».

Cette crainte d’une « République des experts » a trouvé un écho avec la pandémie de la Convid-19 (R. Bacqué « Macron et la « République des experts », Le Monde, 27 mars 2010) est excessive dans la mesure où la mission de la science est d’évaluer le possible, la responsabilité des choix de moyens d’action appartenant pleinement au politique. La science a une mission de « vigie » dans une démocratie (P. Papon, La démocratie a-t-elle besoin de la science ? CNRS Edition, septembre 2020) mais elle n’a pu la remplir que partiellement, en France, pour la transition énergétique. Elle a balisé les voies du chantier technico-économique de la politique énergétique que les gouvernements ont gravé dans le marbre de la loi sur «la transition énergétique et la croissance verte», votée par le parlement en 2015, un ouvrage remis sur le métier, une nouvelle loi ayant été votée, en 2019, avec une programmation pluriannuelle de l’énergie qui recule de 2025 à 2035, l’objectif irréaliste de diminuer de 75% à 50% d’ici 2025 la production d’électricité par la filière électronucléaire. Une stratégie nationale bas carbone révisée a été publiée en 2020 (avec l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050). Ainsi, aujourd’hui, existe-t-il un consensus scientifique sur : – la faisabilité d’une montée en puissance des énergies renouvelables (l’éolien, le solaire et la bioénergie) pour produire de l’électricité – la nécessité d’améliorer les performances des systèmes de stockage de l’électricité (en priorité les batteries) qui constituent un verrou technique pour le développement de ces filières – la capacité technique du nucléaire à contribuer à la «décarbonisation» de la production d’électricité.

En revanche il n’existe pas encore de consensus sur la faisabilité technique et économique de certains modes de stockage et d’utilisation de l’électricité (notamment la voie de l’hydrogène et des piles à combustible), et s’il existe un sur la nécessité de stocker les déchets nucléaires, la possibilité de leur stockage géologique souterrain fait encore débat (notamment pour des raison éthiques). Il n’existe pas non plus de consensus sur la sûreté de nouvelles filières nucléaires utilisant des sels fondus de thorium, à la fois comme combustibles et comme fluides caloporteurs pour extraire la chaleur des cœurs de réacteurs, ni même sur les réacteurs de basse puissance (60 MW) construits pas modules (A.Cho, « Critics question whether novel reactors are « walk away » safe », Science, vol. 369, 21 August 2020 p. 888, www.sciencemag.org ).

Ajoutons enfin que les programmes gouvernementaux de développement des énergies renouvelables, en France notamment, sous-estiment la nécessité à la fois de garantir la résilience des réseaux avec un mix électrique où la part des sources intermittentes, notamment solaires, serait importante (cf. sur ce point le rapport RTE et IEA, Conditions and Requirements for the Technical Feasibility of a Power System with a High Share of Renewables in France Towards 2050, janvier 2021, www.iea.org et France Stratégie, Quelle sécurité d’approvisionnement électrique en Europe ?, janvier 2021, www.strategie.gouv.fr ) et celle d’utiliser des matériaux « critiques » (le lithium , le graphite, le cobalt, des platinoïdes et des terres rares notamment) dont les ressources mondiales sont limitées. Force est de constater, a posteriori, que dans la phase de concertation préliminaire à l’élaboration des lois sur la transition énergétique, les grandes institutions de recherche ayant une capacité d’expertise dans le secteur de l’énergie (le CNRS, le CEA, l’IFP Energie nouvelles, les académies) ont été insuffisamment consultées par le gouvernement, le politique n’a pas pris, en quelque sorte, la température du consensus scientifique sur ce qui était scientifiquement et techniquement possible. L’Académie des sciences s’en est d’ailleurs inquiétée a posteriori, en 2017, dans une note rendue publique, en s’interrogeant : «la question de la transition énergétique est-elle bien posée » ? Ce n’est pas certain car dans une nouvelle note, en 2018, elle estimait que « la transition énergétique doit tenir compte des réalités scientifiques, technologiques et économiques ». Le même constat peut être fait à propos du « plan de relance » de l’économie (100 Mds €), il est vrai adopté dans l’urgence en septembre 2020, qui prévoit plusieurs mesures importantes pour la stratégie énergétique (les énergies renouvelables et le nucléaire) mais tient insuffisamment compte des incertitudes technico-scientifiques pesant sur certaines filières énergétiques, notamment le stockage de l’électricité et la filière hydrogène (2 Mds € de crédits en 2021-2022) ainsi que sur leurs coûts. (cf. Marie Dégremont « L’hydrogène en France : une filière prometteuse… dans trente ans », La Recherche, février-avril 2021, p. 134, P. Papon, « Plan de relance français : des investissements d’avenir ?», Futuribles No 440, janvier-février 2021, p. 89).

En France comme dans toute démocratie, le politique doit rendre un arbitrage entre le souhaitable, le possible et l’acceptable, en particulier pour engager la transition énergétique, en utilisant le savoir comme boussole pour lui indiquer les voies possibles mais il ne l’a pas toujours fait à bon escient. On peut présumer qu’à l’avenir les données scientifiques et techniques pèseront lourd dans les décisions politiques qui orienteront les stratégies énergétiques, il est donc indispensable de renforcer le dialogue entre les scientifiques et le politique dans le domaine de l’énergie. Dans cette perspective, trois démarches s’imposent. La première est la reconnaissance par les pouvoirs publics du rôle de la science dans l’élaboration des politiques publiques, un rôle de « vigie » appuyé sur une politique de recherche dynamique mobilisant toutes les disciplines des mathématiques aux sciences humaines et sociales. La deuxième est une série d’initiatives pour surmonter la défiance d’une partie de l’opinion et des décideurs à l’égard de la science (la crise sanitaire provoquée par le coronavirus l’a mise en évidence). Des consultations, des « conventions citoyennes » comme celle sur le climat, voire des « expérimentations sociales »  (tester sur le terrain une innovation sociale, par exemple des nouveaux modes d’usage de l’énergie, des aménagement urbains), impliquant des citoyens, le monde associatif et des chercheurs sont souhaitables. La Commission nationale du débat public a expérimenté une méthodologie pour organiser de tels débats, organisés en particulier, en 2019, à l’occasion de la mise en œuvre du plan de stockage des déchets nucléaires. Enfin, le renforcement du dialogue entre les élus (les parlementaires en priorité) et une troisième démarche qui est capitale. L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) qui est bicaméral devrait jouer un rôle central dans ce dialogue entre les élus, les scientifiques et les technologues. Présidé, aujourd’hui par le mathématicien Cédric Villani (médaillé Fields), député de l’Essonne, l’Office a joué un rôle clé dans la législation sur le stockage des déchets nucléaires et a consacré de nombreux rapports aux questions énergétiques.

Dans un monde en crise, la science contribue à donner une vision de l’avenir, elle n’est évidemment pas la seule, et à éclairer les débats publics sur les défis, climatique et énergétique notamment, auxquels nos sociétés sont confrontées et les réponses qu’il est possible de leur apporter. Une mobilisation du savoir et de la communauté scientifique s’impose donc. Ceci suppose de promouvoir dans le pays la culture scientifique, un parent pauvre de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche, en soutenant les centres de culture scientifique, l’édition et la politique de communication des organismes de recherche et des universités.


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