Transition énergétique : la crise sanitaire change-t-elle la donne?

Le « paysage énergétique » a changé en deux temps depuis fin 2019. Le premier, assez bref, fut une chute rapide du cours du baril de pétrole, début 2020. En effet, les pays de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole), principalement l’Arabie Saoudite, la Russie et quelques autres pays producteurs, en dépit d’un accord, en juillet 2019, de réduction programmée de leur production pour tenter de stabiliser le marché pétrolier, se sont de nouveau engagés dans une guerre des prix, début mars 2020, en augmentant leur production pour tenter d’accroître leurs recettes d’exportation et leurs parts de marché (J. Lavandier, « Choc pétrolier : quand un virus brouille les manœuvres des puissances », Futuribles Vigie, 24 avril 2020, www.futuribles.com ). Début janvier 2020 le cours du baril de Brent était proche de 61$, mais leur stratégie s’est avérée perdante car elle n’avait pas anticipé la crise économique qu’allait provoquer la pandémie du Covid-19 qui commençait alors. Elle visait, notamment, en inondant le marché d’un pétrole peu cher, à affaiblir la production de pétrole de schiste aux Etats-Unis qui fait une forte concurrence au pétrole conventionnel (ceux-ci étant revenus le premier producteur mondial de pétrole. Le retournement de la conjoncture économique en Chine, courant janvier suite à l’épidémie, et la guerre des prix ont provoqué une forte chute du cours du pétrole, les pays producteurs ont finalement abouti à un accord, le 13 avril, qui prévoit une baisse de 10 millions de barils/ jour de la production. Un deuxième temps a commencé en avril lorsque la pandémie a touché un très grand nombre de pays qui ont appliqué des mesures de confinement conduisant à l’arrêt d’une grande partie de leur activité économique et par voie de conséquence une chute de la demande d’énergie, électricité et pétrole. Ainsi, en France, la consommation d’électricité a baissé de 15 à 20% par rapport à celle d’un mois « classique » (RTE ,« L’impact de la crise sanitaire (Covid-19) sur le fonctionnement du système électrique», 8 avril 2020, www.rte-france.com ). Le cours du baril de Brent s’est effondré, fluctuant autour de 25-30 $ début mai. Cet effondrement touche bien sûr l’ensemble de l’industrie pétrolière dont les revenus chutent mais aussi les pays exportateurs fragiles, notamment en Afrique, l’Algérie, le Nigéria, l’Angola et le Ghana dont les recettes d’exportation sont une ressource critique pour leurs budgets (de 70 à 90% de leurs recettes budgétaires) alors qu’ils doivent mettre en oeuvre des mesures sociales et sanitaires urgentes.

L’avenir énergétique mondial est encore plein d’incertitudes, début mai , les conditions et le timing de sortie de crise étant encore largement dans le brouillard, même si la Chine a commencé à relancer son activité économique à la mi-avril, et si certains secteurs industriels redémarrent lentement en Allemagne et en France. L’Agence Internationale de l’Energie (AIE) dans son rapport d’évaluation de la demande d’énergie en 2020 (IEA, Global Energy 2020, The impacts of the Covid-19 crisis on global energy demand and CO2 issues, mai 2020, www.ieaa.org ), après avoir constaté une forte baisse pour le mois d’avril de la demande d’énergie (de 18 à 25% selon les pays) propose un scénario pour l’année 2020 avec une baisse du PIB de 2 à 3% par mois pour les pays ayant adopté un confinement total (comme la France et l’Italie) et de la demande mondiale d’énergie sur l’année de 6 % (la plus forte en soixante-dix ans, sept fois plus importante que l’ors de la crise de 2008). Toutes les filières seraient touchées : une baisse de 9% pour le pétrole (soit 9 millions de barils/jour), de 5% pour celle l’électricité (10% dans certaines régions), de 8% pour le charbon (provoquée par la baisse de la production électrique par les centrales au charbon) et de 5 % pour le gaz. estime que la demande de pétrole pour 2020 chuterait de 9,3 barils/ jour, elle était d’environ 98 millions de barils/jour l’an dernier et, en avril 2020, elle serait inférieure de près de 30 % à celle du même mois de 2019. Quant aux investissements pour l’exploration et la production ils baisseraient de 32 % par rapport à 2019, la baisse la plus forte depuis 13 ans.

Quoi qu’il en soit, Jared Diamond, après l’effondrement paru en 2005, souligne dans son dernier livre Upheaval (« Bouleversement », Upheaval, How nations cope with crisis and change, Allen Lane, 2019) consacré aux crises, que l’histoire est certes imprévisible mais aussi que Winston Churchill avait déclaré : «ne mettez pas au rebut une bonne crise ». S’agissant de la crise sanitaire, les premiers enseignements à tirer concernent, bien entendu l’ensemble du système de santé public et privé n’était pas suffisamment préparé pour y faire face. Ensuite il ne faut pas « mettre au rebut » l’impact énergétique de cette crise sanitaire qui a une grave incidence économique et sociale (avec une montée du taux de chômage) avec des effets durables, se traduisant, aujourd’hui, par la baisse de la consommation d’énergie, électricité et produits pétroliers. Cette baisse est a priori bénéfique pour la politique climatique puisqu’en 2018, rappelons-le, 80 % de l’énergie primaire mondiale était d’origine fossile (31% de pétrole). Envisageant « l’après crise », beaucoup d’experts proposent qu’une reprise de l’économie s’accompagne d’investissements permettant d’accélérer la transition vers une énergie « décarbonée » et donc la sortie du pétrole. Cependant, les scénarios pour « l’après-crise » ne sont crédibles que si l’on esquisse au minimum une réponse à la question suivante : la crise sanitaire change-t-elle la donne pour l’énergie et comment ? Dans un premier temps, deux à trois ans, les Etats vont donner la priorité à la remise en marche de secteurs clés de l’économie (transports, services, agroalimentaire) et aux investissements dans le secteur de la santé (hôpitaux, industrie pharmaceutique), en France notamment, des secteurs industriels comme l’aéronautique et la construction navale resteront durablement touchés par la crise du tourisme et la réorganisation du transport maritime. Il est toutefois possible qu’à court terme, la faiblesse du prix des produits pétroliers provoque un « effet rebond » pour l’industrie automobile favorable aux véhicules à essence et hybrides, tandis que le faible coût du kWh électrique sur le marché pourrait dissuader les investissements dans les énergies renouvelables, on observe que la faible consommation d’énergie occasionne déjà en France une baisse des recettes de l’ordre de 1,5 milliard d’euros de la TICPE qui contribue au financement par l’Etat de ce secteur. Qui plus est, dans cette période, les gouvernements devront éviter un effondrement de l’industrie pétrolière et parapétrolière car l’industrie et le système de transports ne sont pas prêts à passer à une énergie décarbonée : le parc de véhicules de transports est encore massivement doté de moteurs thermiques, la plupart des procédés industriels utilisent de la chaleur produite par des combustibles fossiles, il n’existe pas encore d’alternative à la pétrochimie, le gaz naturel est indispensable pour l’industrie des engrais, etc. La fin du pétrole que de nombreux auteurs avisés ont annoncé comme imminente depuis plusieurs décennies, n’est pas pour demain mais plus probablement pour après-demain.

Une fois paré au plus urgent pour la sortie crise, il faudra alors ne pas « mettre au rebut » la crise pour en tirer les leçons et changer la donne : quelle stratégie industrielle et agricole devra-t-on mettre en œuvre pour éviter les inconvénients manifestes d’une mondialisation incontrôlée accompagnée d’une délocalisation déraisonnable des moyens de production, notamment de produits stratégiques (des médicaments par exemple) ? Quels rapports entretiendra-t-on avec la Chine qui a voulu joué les « bons samaritains » pendant la crise ? Quelles énergies utilisera-t-on et avec quelles alliances industrielles ? Quelles nouvelles coopérations les pays développés établiront-ils avec les pays africains qui risquent de sortir exsangues de la crise ? C’est en répondant à ces questions qu’il sera alors possible de relancer les politiques pour une transition énergétique et en accélérer le rythme. Le directeur de l’AIE, Fatih Birol, dans une note sur la sortie de la crise affirme que la relance de l’économie doit être compatible avec une politique environnementale durable (Fatih Birol, IEA « How to make the economic recovery from coronavirus an environmentally sustainable one », 30 mars 2020, www.iea.org). Dans cette perspective il propose que les politiques gouvernementales soutiennent la transition énergétique en accordant la priorité aux investissements favorisant l’efficacité énergétique dans l’industrie, les transports et les bâtiments (un secteur contribuant à 40% de la consommation d’énergie finale en France, et où les créations d’emploi sont potentiellement importantes).

Tous les scénarios énergétiques d’avant la crise supposaient une augmentation forte de la production d’électricité dans le mix énergétique (de près de 50% d’ici 2040 dans le scénario le plus volontariste de l’AIE), le nouveau contexte, en particulier le télétravail et le développement de la motorisation électrique, imposera, sans doute, un renforcement de « l’électrification » de l’économie avec un développement des filières renouvelables et, éventuellement d’un nouveau nucléaire. Dans son rapport sur les énergies renouvelables, publié au début de la crise, l’IRENA (International Renewable Energy Agency, Global renewable outlook, avril 2020, www.irena.org) souligne que « Les mesures de sortie de crise pourraient aider : – à installer des réseaux électriques flexibles – à améliorer l’efficacité énergétique – à mettre au point des systèmes de recharge pour véhicules électriques et le stockage d’énergie – à faciliter l’interconnexion de la production d’hydroélectricité et la production d’hydrogène vert – à mettre au point de multiples autres technologies d’énergie propre. La nécessité de la décarbonisation de l’énergie demeure, et ces investissements doivent prémunir contre les décisions à courte vue en évitant une plus grande accumulation d’actifs bloqués (dans des énergies fossiles) ». Enfin, France Stratégie dans une note sur « l’impact de la crise sur le système électrique en France », souligne que « les conséquences de la chute d’activité sur la consommation d’électricité invitent à réexaminer la robustesse des systèmes français et européen de production, de transport et de distribution d’électricité. Des évolutions importantes devront être étudiées pour que ces systèmes puissent répondre dans de bonnes conditions de sécurité aux défis des années à venir. La décarbonation de l’économie conduira en effet à une hausse marquée de la part de l’électricité dans la consommation d’énergie, et nos systèmes n’y sont pas prêts. » (France Stratégie, M. Degermont et E. Beeker, Un horizon soutenable pour l’après, NO64, 23 avril 2020, www.stratégie.gouv.fr ). Cette politique nécessitera des investissements massifs qu’il va falloir financer, la question de la taxation du carbone que C. de Perthuis estimait incontournable dans son livre Le tic-tac de l’horloge climatique (De Boecke Supérieur, Louvain-la-Neuve, 2019) va alors se reposer

La nouvelle donne aura composante internationale majeure. Elle imposera des alliances industrielles avec des partenaires européens que la Commission européenne devrait faciliter, du moins on peut l’espérer (la coopération récente en matière de batteries est un bon exemple), mais aussi avec des pays comme le Japon et la Corée du sud. Alors qu’il s’agit de préparer l’avenir, force est de constater que le rôle de la recherche scientifique est rarement évoqué (sauf dans sa dimension biomédicale).  En ce temps de crise sanitaire, rappelons la mémoire de Sadi Carnot (cf. son portait), l’un des pères fondateurs de thermodynamique, la science de l’énergie, qui fut victime à l’âge de 36 ans, en 1832 à Paris, de la grave épidémie de choléra qui toucha la France (venue d’Inde elle fit 100 000 victimes )….

 


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