La « transition énergétique et écologique » navigue manifestement, depuis la fin de l’année 2018, dans les eaux agitées d’un triangle des Bermudes redoutable dont elle peine à sortir, délimité par : le débat sur le rôle de la taxe carbone, la révision de la PPE (Programmation Pluriannuelle de l’Energie), « l’Affaire du siècle » (une action en justice contre l’Etat accusé d’incurie climatique). La France a pris des engagements, depuis une dizaine d’années, pour lutter contre le réchauffement climatique en diminuant fortement ses émissions de gaz à effet de serre, notamment de CO2, balisés par des objectifs (l’accord de Paris a l’issue de la Cop 21, et le vote de la loi sur « la transition énergétique pour la croissance verte », tous deux en 2015, étant les points forts). Les violentes secousses que subit la stratégie énergétique française et le constat qu’après avoir baissées assez régulièrement entre 1990 et 2014, les émissions de CO2 de la France ont augmenté de 3% entre 2014 et 2017 (les transports et les bâtiments en sont responsables), montrent que les moyens mobilisés sont soit insuffisants soit inadaptés.
L’OFCE tire un signal d’alarme dans une note, estimant : qu’à « 90% inefficace aujourd’hui, la stratégie écologique française doit être profondément revue et corrigée » (E. Laurent, OFCE, « La transition écologique française : de l’enlisement à l’encastrement », Policy brief, 52, 21 février 2019, www.ofce.sciences-po.fr/publications/policy.php). Ce diagnostic est peut-être sévère et tentons de faire le nôtre, en rappelant d’abord les objectifs de la stratégie énergétique. La diminution de la consommation des énergies finales, en premier lieu dans les bâtiments et en second lieu dans les transports soit, respectivement 43 % et 32% de la dépense finale d’énergie en France, est un objectif clé inscrit dans la loi de 2015 et dans la PPE en cours de révision. Celle-ci prévoit: – de diminuer de 40% la consommation de combustibles fossiles d’ici 2030 (au lieu des 30% prévus par la loi de 2015) – de faire passer les engagements financiers annuels de l’Etat pour la transition énergétique de 5 à 8 milliards d’euros –de maintenir l’aide financière pour l’achat de véhicules électriques à 6000 €. La lutte contre la précarité énergétique (touchant 5 millions de ménages) est aussi un objectif important, le chèque énergie destiné à aider les ménages en situation de précarité doit passer à 200 €/an, en 2019. Rappelons pour être complet (cf. notre blog de janvier L’électricité : l’énergie du futur) que la PPE révisée prévoit : – que l’objectif de faire passer de 75 % à 50% de la part de l’électricité nucléaire a été reporté à 2035 (au lieu de 2025) – une forte monté en puissance de l’électricité produite par des filières renouvelables (40% de la production électrique en 2030), l’activité des centrales à charbon devant cesser avant 2022. Le gouvernement devrait fixer à la France, dans un projet de loi, l’objectif d’atteindre la « neutralité carbone » en 2050 (toutes les émissions de CO2 devraient être compensées).
S’agissant du bilan, force est de constater que la consommation d’énergie finale (157 Mtep) ne baisse pas, elle a été stable en 2017 (elle augmente même de 1,5% à climat constant, et de 1% pour les transports, cf. Commissariat Général au développement durable, Bilan énergétique de la France 2017, février 2019, www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr ) et elle n’a baissé que faiblement depuis 2010. Quant à la dépense énergétique des ménages, elle a augmenté de 4,4% en 2017 (elle s’élevait à 2900 €, soit 52% pour le logement et 48% pour le transport). Si la part des énergies renouvelables dans la consommation finale d’énergie a nettement progressé passant de 9,3 % en 2006 à 16% en 2016, l’objectif d’atteindre 20% en 2020 sera difficile à atteindre. S’agissant des émissions de CO2 par les combustibles fossiles qui baissaient régulièrement depuis le début du siècle, ils connaissent un rebond depuis 2014 (une augmentation de 1,8% à climat constant en 2017). Globalement la politique énergétique n’est pas sur une trajectoire qui lui permettrait d’atteindre les objectifs de la loi de 2015 et de tenir les engagements pris pour le climat, une situation que dénoncent les signataires de la pétition portant « l’affaire du siècle ».
Ce bilan révèle aussi que la précarité énergétique des ménages n’a pas diminué, la hausse des prix des carburants, ciblée par les premières manifestations des gilets jaunes, ne contribuant pas à la pallier et la faiblesse du montant du chèque énergie (200 €) ne permettant pas d’alléger significativement la facture énergétique des bénéficiaires, la précarité énergétique est la principale dimension sociale de la stratégie énergétique qu’elle a insuffisamment prise en compte. Rappelons aussi que l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques avait fait un bilan sévère de la rénovation énergétique des bâtiments qui est un moyen efficace pour économiser l’énergie (OPESCT, J-L. Fugit et L. Prud’homme, note scientifique, juillet 2018, www.senat.fr/opects ) : la loi sur l’énergie a prévu la rénovation thermique de 500 000 logements par an (une opération coûteuse chiffrée au minimum à 20 000 € par logement), mais les résultats obtenus ne sont pas atteints en dépit de l’importance des moyens engagés (3,8 milliards de crédits incitatifs en 2015), la réduction de la consommation d’énergie a été très faible, elle est passée de 498 TWh à 493 TWh de 2009 à 2016 soit une baisse de 1% !
A ce bilan déjà lourd on peut ajouter trois éléments. Le premier est l’incidence sanitaire de la pollution urbaine (cf. la note de l’OFCE) : dans de nombreuses villes françaises l’exposition aux particules fines – notamment les PM 2,5 (émises par les moteurs diesel) – est supérieure au seuil de dangerosité de l’OMS (c’est le cas à Grenoble, Le Havre, Lyon Marseille, Nice, Paris…). Cette pollution serait la cause de 48 000 décès annuels en France. L’obligation de vignettes de circulation « Crit’air » pour les véhicules adoptée à Grenoble et Paris, est une parade efficace (en attendant l’avènement de la mobilité électrique) mais encore limitée, la responsabilité en incombant aux municipalités (une mesure autrement salutaire que la prolifération des ronds-points dont elles ont gratifié la France avec un coût de l’ordre de 20 milliards d’euros…). Le deuxième est l’inconsistance de la politique industrielle pour soutenir la transition énergétique dans nombre de domaines : efficacité énergétique, infrastructures pour les énergies renouvelables et le réseau électrique, quasi Bérézina pour l’industrie nucléaire et le parapétrolier, retard à l’allumage pour les batteries…Le troisième, enfin, est le constat paradoxal qu’en dépit de toutes les affirmations sur l’importance de la R&D et de l’innovation pour l’énergie, la dépense nationale publique de R&D décroît continûment depuis 2012 : elle s’élevait à 973 millions d’euros en 2017, 5% de la dépense publique totale, et a baissé de 2% en 2017 par rapport à 2016, et en moyenne de 3% par an entre 2012 et 2015 (cf. Commissariat général au développement durable, Les dépenses publiques de R&D en énergie en 2017, février 2019, www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/publications/…/depenses-publiques-rd.). Le nucléaire représente 53% des dépenses et les nouvelles technologies de l’énergie 33% et si celles en faveur de ces dernières ont quadruplé entre 2002 et 2011, elles baissent depuis lors (-10% en 2017) : une politique de Gribouille….
Face à ce bilan que faire ? L’objectif de sortir des énergies carbonées doit être maintenu même si on doit admettre qu’il faudra plusieurs décennies pour l’atteindre. Un certain nombre de priorités sociales et techniques s’imposent : – la lutte contre la précarité énergétique – la transition vers la mobilité électrique associée à la lutte contre la pollution atmosphérique urbaine – un mix électrique sécurisé associant énergies renouvelables et nucléaire qui suppose un mode de stockage performant de l’électricité (la question des batteries) – une amplification de l’effort de R&D associée à une stratégie industrielle pour préparer l’avenir. Le budget de l’Etat étant sous tension et la question de la fiscalité ayant été à l’ordre du jour du débat national lancé par le Président de la République on retrouve, inéluctablement, la question de la fiscalité du carbone. La taxe carbone, appliquée aujourd’hui dans de nombreux pays, a été mise en place en France, en 2014, par le gouvernement de J-M. Ayrault après de nombreuses tribulations (notamment constitutionnelles), suite à la proposition de la commission présidée par Michel Rocard, en 2009. Cette taxe sur les émissions de CO2 par les combustibles fossiles se voulait une contribution à une action énergie-climat, elle devait être redistribuée et réévaluée périodiquement. Elle s’élevait à 44,6 €/tonne de CO2 en 2018 et le gouvernement a décidé du maintien de son niveau en 2019, suite au mouvement des gilets jaunes, elle a « rapporté » 9,1 Milliards d’euros en 2018. Pour compliquer les choses, on observera que la taxe carbone a été intégrée à une taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE dont l’ancêtre date de 1928…) qui a globalement rapporté 33,8 Mds d’euros HT en 2018 (l’essence SP 95 E- 10 est ainsi taxée à 66,2 c€/litre, et le gazole à 59,4 c€/l, avec une contribution respective de la taxe carbone de 7 c€ /l et de 8 c€/ l, la disparité devant être corrigée). Ajoutons que l’électricité est aussi taxée, notamment via la Contribution au service public de l’électricité, la CSPE (7 Milliards d’euros en 2018 affectés à 68% à la compensation du surcoût de l’électricité renouvelable). Ainsi la TICPE est redistribuée pour un tiers aux collectivités territoriales et elle abonde un compte pour le soutien à la transition énergétique (5,2 Mds € en 2018 finançant le surcoût les énergies renouvelables) et un fonds pour les infrastructures de transport (1 Mds € en 2018). Contrairement à une idée reçue, la France n’est pas le pays qui taxe le plus les carburants : si elles y représentent 64% du prix des carburants contre à 68 % aux Pays Bas, No 1 dans l’UE, 66 %, au Royaume-Uni et 65% en Allemagne. Enfin, dernier élément du dossier, et non le moindre, la commission sur « la valeur tutélaire du carbone », dite commission Quinet, qui évalue l’application de la taxe carbone, de fait une « écotaxe », a proposé, en février, de faire passer son montant à 250 €/ tonne de CO2 en 2030 (en 2008 elle prévoyait un montant de 100 €/tonne). Elle devrait permettre d’atteindre les objectifs de la lutte contre le réchauffement climatique, la « neutralité carbone » vers 2040. L’application de l’augmentation de la taxe carbone demandera du doigté, notamment des compensations pour l’utilisation professionnelle de véhicules (cf. la note de l’IDDRI, M. Saujot, N. Berghmans, L. Chancel, « Après le gel de la taxe carbone, quelles priorités pour la transition écologique ? », Propositions, No 01, mars 2019, www.iddri.org/fr ).
Sans nous lancer dans un Monopoly fiscal, contentons-nous d’identifier quelques pistes pour le financement de la transition énergétique, via la taxation de l’énergie, notamment celle du carbone. La réévaluation du montant du chèque énergétique devrait être une priorité (un montant minimum de 500 € ?), financé par une dotation abondée par la taxe carbone (et donc la TICPE) et la CSPE. La rénovation thermique des bâtiments devrait pouvoir bénéficier d’un soutien nettement plus important (subvention ou crédit d’impôt et un système de prêts à taux zéro). Un fonds spécifique abondé par la taxe carbone pourrait être créé à cette fin soit à la Caisse des dépôts et consignations soit auprès d’agences créées par les régions pour piloter leur politique énergétique (et éventuellement assurer le versement du chèque énergie). Le soutien à la mobilité électrique devrait être assuré à la fois par une subvention à l’achat de véhicules électriques dont le coût pour le budget de l’Etat va augmenter et par une aide aux collectivités territoriales pour la construction d’un réseau public de bornes de recharge rapide (un fonds des agences régionales abondé par les taxes). Selon des « scénarios technologiques permettant d’atteindre l’objectif d’un arrêt de la commercialisation des véhicules thermiques en 2040 » publiés par l’OPECST (note de l’OPECST, 20 mars 2019), la transition vers la mobilité électrique permettrait de diminuer d’un facteur 5 les émissions de CO2 par les véhicules, mais son coût total atteindrait plusieurs centaines de Mds d’euros (dont 31 à 108 Mds d’€ pour les bornes de recharge). Enfin, la R&D et la formation aux métiers de l’énergie devraient pouvoir bénéficier de moyens financiers spécifiques, via la taxe carbone, par le biais d’une augmentation du budget de l’ADEME et de dotations aux agences régionales chargées de la recherche et de l’enseignement supérieur. De même, au fil des années une augmentation de la dotation en capital de la Banque publique d’investissement (BpiFrance) devrait lui permettre d’investir dans les entreprises du secteur énergétique. Les aides fiscales devront être limitées à moyen terme d’autant plus que les recettes de la taxation du carbone vont se tarir. La nouvelle donne pour la stratégie énergétique repose largement sur une décentralisation, elle suppose que les régions élaguent leur maquis institutionnel d’agences et de structures régionales en charge du développement économique, de l’innovation et de la recherche.
Le bilan de la stratégie énergétique française s’il n’est pas catastrophique, n’est pas satisfaisant et il faut la sortir du triangle des Bermudes dans lequel elle navigue pour éviter qu’elle s’échoue ou fasse naufrage. L’Etat a des responsabilités majeures car c’est lui qui fixe le cap mais il n’est pas seul. Les collectivités territoriales en ont une car l’efficacité énergétique dépend de l’existence d’infrastructures performantes (transport collectif et aménagements urbains) et de politiques foncières évitant un étalement urbain énergivore. Les citoyens en ont une aussi, car la maîtrise du changement climatique requiert un changement du mode de vie qui sera long, ils participent à la prise de conscience collective des enjeux de la transition énergétique. Enfin, il appartient à la Science, et donc aux chercheurs, d’être la « vigie » de cette stratégie pour lui donner une vision prospective, en identifiant les facteurs de « crise », les obstacles éventuels et en proposant des solutions pour faire sauter les verrous techniques qui bloquent la transition énergétique. Son enjeu est une question de société dont il ne faut pas oublier la dimension internationale.