L’électricité est-elle l’énergie du futur?

Les perspectives d’évolution de la demande mondiale d’énergie à l’horizon 2040 (14 Gtep en 2017), selon le dernier rapport de l’AIE (le World Energy Outlook 2018, www.eia.gouv.weo) sont contrastées. En effet, la croissance de la demande d’énergie primaire (avec une croissance moyenne annuelle de 3,4% de l’économie mondiale), serait de 25 % dans un scénario, « nouvelles politiques », « mollement » volontariste de lutte contre le réchauffement climatique, alors que dans un deuxième scénario volontariste, « Développement durable », elle régresserait légèrement. La structure de la production révèle que : –  la part des énergies fossiles (81% en 2017) baisse nettement dans le deuxième scénario (elle passe à 60% avec un effondrement de la part du charbon) mais se maintient à 74% (avec une forte progression du gaz)  dans le premier – celle des énergies renouvelables (10% en 2017) croit fortement dans les deux scénarios (31% dans le scénario «développement durable »). L’AIE prévoit la poursuite de la croissance de la demande de pétrole dans le premier scénario, avec une forte croissance de la production de pétrole de schiste aux Etats-Unis (la moitié de la production), au moins jusqu’en 2025, ainsi que celle de gaz de schiste, l’OPEP prenant ensuite le relais. Le bilan CO2 des deux scénarios est très contrasté, les émissions s’accroissent de 10% dans le premier, les objectifs de l’accord de Paris seraient hors d’atteinte, tandis qu’elles chutent de près de moitié dans le second ce qui permettrait de le respecter mais sans pour autant limiter le réchauffement climatique à 1,5°C

L’AIE donne un coup de projecteur sur l’avenir de l’électricité, car si produire et utiliser une énergie sans carbone est l’objectif clé de la transition énergétique, cela suppose d’une part une meilleure efficacité énergétique et, d’autre part, une forte croissance de la production électrique « décarbonée ». L’avenir de l’énergie serait-il donc électrique ? Sans doute car la consommation finale d’électricité (19% du mix énergétique final en 2017 et 15% en 2000) croitrait à un rythme annuel de 2,1% dans le premier scénario de l’AIE, mais à un rythme plus faible dans le deuxième qui suppose une meilleure efficacité énergétique. Mais l’AIE envisage une variante volontariste de ses scénarios,  « Le futur est électrique » : la consommation finale d’énergie serait « électrifiée » à 31%. Cette progression s’expliquerait, notamment, par une forte croissance de la mobilité électrique, la flotte de voitures électriques pourrait atteindre 950 millions d’unités en 2040 dans ce scénario, avec une très forte croissance en Chine, au lieu de 350 millions dans son scénario « nouvelles politiques »( photo de la Zoe de Renault). La part des énergies renouvelables (y compris l’hydraulique) passerait de 25 % en 2017 à 41 % en 2040 dans le scénario « électrique », celle de la filière nucléaire se maintenant à 10% sur toute la période mais avec une croissance importante en Chine et en Inde. La part de l’éolien (12%) dépassant celle de la filière solaire photovoltaïque (9%). La part des énergies renouvelables (66%) dans le mix électrique serait nettement supérieure dans le scénario «développement durable » ainsi que celle du nucléaire (13%)

L’électrification du monde ne sera sans doute pas un long fleuve tranquille car, souligne le directeur de l’Agence, Fatih Birol, elle n’est pas exempte de risques.  Il n’est pas certain que l’on atteigne un objectif majeur de l’Agenda 2030 de l’ONU qui est d’assurer l’accès à une énergie moderne, notamment l’électricité, à tous les habitants de la planète en 2030 ; en effet, 650 millions de ses habitants (essentiellement en Afrique) ne disposeraient toujours pas de l’électricité dans le scénario « nouvelles politiques » de l’AIE alors qu’en revanche l’objectif de l’ONU serait atteint dans le scénario « développement durable ». Une montée en puissance des énergies renouvelables intermittentes (l’éolien et le solaire) n’est pas sans risques, car le système électrique doit être opérationnel 24 heures sur 24, notamment aux heures de pointe, il doit donc être flexible pour s’adapter à l’intermittence : en prévoyant une puissance de réserve pour assurer le passage des pointes de consommation (en cas d’indisponibilité des parcs éoliens par exemple), la régulation de la fréquence, et des moyens de stockage, assurés aujourd’hui à 98% avec des barrages que devront compléter des batteries performantes.

Les contraintes sur la relation demande/production pour l’électricité s’imposent d’ores et déjà à la France. Le gouvernement a ainsi été conduit à remettre en chantier la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), en novembre dernier, un exercice qui est imposé par la loi sur la transition énergétique votée en 2015. Cette nouvelle programmation prévoit : – de diminuer de 40% la consommation de combustibles d’ici 2030 (au lieu des 30% prévus par la loi) – de reporter à l’horizon 2035 l’objectif de diminution à 50% de la part de l’électricité nucléaire, ce qui suppose l’arrêt de 14 réacteurs nucléaires, l’activité des centrales à charbon devant cesser avant 2022 – les engagements financiers annuels de l’Etat pour la transition énergétique passeront de 5 à 8 milliards d’euros – le montant de l’aide financière pour l’achat de véhicules électriques s’élèvera à 6000 € et le chèque énergie destiné à aider les ménages en situation de précarité passera à 200 €. Ajoutons qu’à la suite du mouvement de protestation contre l’augmentation de la taxe carbone touchant les carburants, le gouvernement a décidé de la geler en 2019.

Le gouvernement annonce avec sa nouvelle programmation une forte montée en puissance de l’électricité produite par des filières renouvelables (cf. www.edf.enr.com ) : elles assureraient 40% de la production électrique en 2030 avec une puissance installée comprise entre 102 et 113 GW en 2028 (80 GW d’éolien, avec 5 GW d’off-shore, et 40 GW de solaire photovoltaïque au lieu de 18 GW en 2017, l’hydraulique complétant le mix électrique. Cet effort est considérable mais l’ensemble de cette programmation pose des questions importantes : l’ampleur des investissements pour toutes les filières, les  perspectives du coût de production du kWh. L’ADEME a tenté d’y répondre dans une  nouvelle étude sur le mix électrique de la France (Trajectoires d’évolution du mix électrique 2020-2060, www.ademe.fr). Sur la base de scénarios d’évolution de la demande d’électricité à l’horizon 2060 (demande en diminution pour la plupart avec une hypothèse « haute » avec un parc de 16 millions de véhicules électriques en 2035) et de sept « trajectoires » pour l’électricité (la majorité prévoyant une sortie du nucléaire en 2060), l’ADEME estime possible de faire tendre le coût hors taxes (sauf la CSPE) du MWh livré aux consommateurs à environ 90 € en 2060  (sans inclure un coût de stockage de l’électricité dont l’incidence serait peu élevée si les progrès des batteries faisaient chuter leur coût), les coûts de production par les filières renouvelables seraient tous inférieurs à 80 €/MWh en 2050  Elle estime, par ailleurs, le coût du MWh produit par de futurs EPR à environ 85 €, voire à 70 € (au-dessus du prix du marché) si la filière bénéficiait d’un « effet de série », mais à long terme le surcoût d’une filière industrielle avec des EPER (cf. photo EDF) serait d’au minimum 39 Mds d’€.

On observe que ces « prévisions » se rapprochent de celles de l’AIE qui ajuste les coûts de production de l’électricité pour tenir compte d’investissements supplémentaires, pour le stockage et une puissance de production d’appoint pour faire face aux pointes de consommation, et aussi des pertes éventuelles de revenu des producteurs, la vente sur le marché de l’électricité produite par la filière photovoltaïque en milieu de journée n’étant pas rentable (cf. V. Sivaram, Taming the sun, MIT Press, 2018 cf. photo centrale solaire  en Californie). Les coûts ajustés des MWh produits par les différentes filières seraient très proches en 2040 dans les pays de l’UE (en  tenant compte d’une taxe carbone) et variables d’une région à l’autre : de 84 €  pour les centrales à gaz à cycles combinés, de 92 € pour les renouvelables, de 94 € pour le nucléaire et de 106 € pour le charbon. Ces coûts prévus par l’AIE pour les renouvelables comme pour le nucléaire sont sensiblement plus élevés, mais pas considérablement, que ceux de l’ADEME. En revanche, les estimations faites par le MIT dans son rapport sur le nucléaire (The future of nuclear energy in a carbon-constrained world, www.energy.mit.edu, 2018) sont plus pessimistes, sur la base de l’expérience mondiale, il est vrai limitée, des coûts de construction des réacteurs de 3e génération, notamment le réacteur EPR construit par EDF à Flamanville. Ceux-ci seraient au minimum le double de celui des réacteurs classiques. Le MIT doute qu’il soit possible de produire une électricité totalement « décarbonée» à bas coût avec un mix sans nucléaire et recommande aux pays qui garderaient l’option nucléaire, de réaliser des constructions « modulaires » en série et d’envisager d’autres générations de réacteurs sûrs  mais moins coûteux (la filière au thorium par exemple) ; la Société française physique  a consacré un intéressant dossier à ces sujets (« L’électricité nucléaire », Reflets de la physique, No60, décembre 2018, www.sfpnet.fr )

Le coût total d’une option électrique « non carbonée » (les investissements totaux, notamment ceux pour prolonger à 60 ans la durée de vie des réacteurs nucléaires, et coûts de production) est encore dans le « brouillard » (cf. P.Papon, « L’énergie nucléaire dans le brouillard », Futuribles Vigie, octobre 2018) car il est soumis à de nombreux aléas. Qui plus est, la priorité donnée à la voiture électrique peut avoir un impact mal mesuré sur la demande d’électricité (déstabilisant la production avec une recharge des batteries aux heures de pointe !). Le coût des infrastructures nécessaires à des recharges rapides n’est pas vraiment estimé. Enfin si l’électricité est sans doute « l’énergie du futur », comme nous l’avons souvent souligné, la dimension industrielle (nationale et européenne) de l’ensemble de la filière électrique est rarement prise en compte : quelles stratégies pour les filières de production, le stockage (notamment les batteries), l’approvisionnement en métaux « critiques » ? Quelle politique de recherche ? Beaucoup de questions restant encore sans réponse.


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